Entretien avec Christian Palloix, Économiste, professeur à l’Université  de Picardie, chercheur au CRIISEA

LEA : Dans une évolution des entreprises vers un concept d’entreprise alternative, les PME-PMI possèdent-elles un avantage sur les grandes entreprises ? Quid des start-up et des entreprises numériques.

Christian Palloix : Plus de 80 % du tissu industriel français est effectivement composé de PME
et de PMI, mais 80 % d’entre elles sont des sous-traitantes de grands groupes ou de multinationales. L’internationalisation même des PME-PMI
se développe. Elles aussi ont ouvert de nombreuses filiales à l’étranger et ne sont plus simplement situées sur le territoire français. L’Insee confirme
que 70 % des entreprises industrielles françaises ont au moins un établissement à l’étranger. Le poids
des multinationales est donc considérable dans cette activité. L’autonomie possible des PME se trouve donc limitée au marché français ou européen.

LEA : Comment les entreprises, même solidaires, sont-elles insérées dans le système capitaliste ? Comment proposer un concept d’entreprise alternative dans un environnement capitaliste ?

C.P. Face à une finance solidaire encore marginale (1 %), la question posée est comment les banques acceptent-elles ou non de financer les entreprises de l’économie solidaire ?

Par ailleurs, l’entreprise alternative doit adopter un gouvernement interne différent de l’entreprise capitaliste. Elle doit assurer un rôle d’élément actif de changement tout en continuant à vivre.

C’est-à-dire qu’elle reste partie prenante du monde capitaliste. Mais en tant qu’entreprise alternative, elle doit œuvrer au changement. Il ne s’agit pas seulement d’afficher sa différence au niveau de son institution, mais il s’agit d’avancer des propositions pour changer le monde qui constitue son environnement.

L’entreprise alternative doit évoluer en tant qu’institution et organisation interne, de son statut d’économie solidaire, de coop, de scop etc. Elle doit ensuite échapper à l’actionnariat, aux prédateurs multiples et variés.

Pour un coopérateur, la règle reste 1 salarié = 1 voix, avec une règle démocratique de gouvernement de l’entreprise ( la gouvernance est un terme qui vient des économistes libéraux, elle est hiérarchique et descendante alors que le gouvernement est plus démocratique. )

Comment l’entreprise fonctionne-t-elle avec une organisation plus plate, plus participative, avec des ateliers de formation etc. ? L’entreprise de l’économie solidaire peut se concevoir comme une entreprise différente de l’entreprise capitaliste en interne en tant qu’institution et qu’organisation. Mais des règles salariales plus justes ne suffisent pas à faire une entreprise alternative, la construction d’une échelle de salaires de 1 à 4, ou 1 à 3, ne suffit pas à changer le monde.

L’exemple de Mondragon1 le prouve. Elle n’a pas changé le monde et lorsqu’elle achète une autre société, elle se comporte comme toute entreprise capitaliste. Elle n’est pas une entreprise alternative (à part son organisation interne).

Peut-on d’abord faire évoluer la gouvernance de l’entreprise en interne ?

Il existe quelques exemples d’entreprises alternatives dans le monde industriel. En revanche, les scop ont démarré dans le monde artisanal, dans le tissu local, régional. Mais les choses se compliquent dans le cas d’une entreprise qui travaille à l’échelle nationale, voire européenne.

Dans le cas d’une reprise, comment faire pour changer le monde tout en continuant à vivre c’est-à-dire soumise à des contraintes de rentabilité ?

LEA : Qu’est-ce que ça change pour le salarié ?

C.P. : En ce qui concerne Scop-ti, dans le groupe Unilever, les usines étaient des usines-coût, sans fonction support : ni commerciaux, ni financier, ni RH, ni juristes, ni comptables. L’usine était pilotée par le siège, recevait de la matière première, façonnait pour le compte d’Unilever en Suisse. Les matières premières étaient livrées par la Suisse et le thé repartait fictivement sur la Suisse qui refacturait pour livrer en France, en Suisse, en Allemagne. L’usine avait un rôle de façonnier.

Dans le cadre de la reprise, les ouvriers ont redéveloppé une fonction commerciale, une fonction de marketing, une fonction RH, une fonction comptable, etc. Il a fallu qu’ils réapprennent à se former. Les opérateurs vont parfois travailler en comptabilité, faire de la logistique etc. Ils changent de métier et leur horizon a changé aussi. Ils ont reconstruit une entreprise avec toutes ses fonctions, certes avec des difficultés.

Ils ont en même temps porté un projet culturel en mettant en scène leur histoire grâce à la création d’un groupe de théâtre. C’est ça véritablement une entreprise alternative. Les coopérateurs se réapproprient le monde autour d’eux pour le changer. C’est un militantisme exemplaire.

LEA : En réintégrant les fonctions support on augmente la masse salariale ?

C.P. : Non, car les coopérateurs se sont approprié les fonctions comptables, ils se sont formés à la comptabilité, aux règles et les Unions régionales de Scop fournissent les formations et des aides. Il n’y a pas eu d’embauche. Les cadres ont tous déserté. Les ouvriers avec une partie de la maintenance ont pris les choses en main. Il reste 70 coopérateurs sur 100 dont 50 travaillent dans l’entreprise.

La reconstruction a mis deux ans. Deux ans sans production. La hiérarchie est écrasée, même s’il existe un petit cercle de dirigeants qui gouvernement. Le directeur de production qui prend les décisions et organise la production, n’hésite pas à aller travailler sur les machines…

Cet apprentissage dans la lutte a créé une histoire, une solidarité. Seule une minorité ne joue pas le jeu.

C’est leur choix.

LEA : Comment transposer cette démarche à une entreprise qui n’a pas eu ce background ?

C.P. : Certaines entreprises ont fait le choix de recourir à un repreneur au moment de la défaillance de l’entreprise.

C’est le cas à Marseille de l’usine de chocolat Nestlé. Les salariés ont choisi la solution d’un repreneur. Ils ont échoué face aux contraintes du marché et Nestlé n’a pas respecté ses engagements de donneurs d’ordres. L’échec est total et il reste à date une vingtaine de salariés sur 500.

Il vaut mieux que l’entreprise soit reprise en scop par les salariés que de se confier à un repreneur, qui rime bien souvent avec « prédateur ».

La solution proposée par le repreneur sera encore plus capitalistique que la précédente.

Donc, l’avenir est aux scops.

LEA : Quelles sont les conséquences sur le collectif de travail ?

C.P. : Les missions du CHSCT doivent permettent aux salariés de prendre conscience du collectif. Ainsi à Yoplait, « General Mills » transfère toutes les fonctions supports. Il existe donc une menace car ce qui intéresse General Mills, c’est le marché chinois, le marché brésilien… La bataille pour les salariés est de comprendre comment GM dépouille l’entreprise grâce, par exemple, à un mode de recrutement distinct : tout le recrutement en encadrement maîtrise s’effectue par la Suisse ( Bac +4 dans les usines )
et aucun recrutement par formation dans l’usine, ce qui conduit à un éclatement du collectif.

Comment de la reconquête de l’entreprise pourra naître une entreprise alternative ?

Les élus CGT sur les différents sites, en liaison avec les élus du siège, veulent ré-internaliser les fonctions. Ils ne veulent pas être des usines coûts. Ils ne veulent pas rester dans un groupe international qui nie les compétences des salariés.

C’est un frémissement même dans les entreprises les plus capitalistiques.

Il faut élargir le champ d’action du CHSCT, du comité de groupe…

Avant l’ANI, si le plan de licenciement ne correspondait pas à une nécessité pour l’entreprise, le juge pouvait s’y opposer. Ainsi, les Fralib l’ont fait annuler quatre fois. Aujourd’hui, le rapport de l’expert-comptable ne sert plus que pour aller aux prud’hommes.

La préservation de la compétitivité de l’entreprise est devenue une condition nécessaire et suffisante : le juge ne peut quasiment plus faire annuler le plan de licenciement.

LEA : Et le statut juridique de l’entreprise ?

C.P. : La notion d’entreprise est relativement nouvelle dans la théorie économique. Elle date des années 1930 quand D.C. North2 a défini l’entreprise comme institution et organisation.

Blanche Segrestin3 essaie de savoir comment des organisations au sein de l’entreprise permettent de la faire évoluer de l’intérieur. Sauf que nous sommes dans un monde capitaliste.

Qu’est ce qui légitime la propriété de l’entreprise ? L’entreprise est un « commun » qui procède de l’histoire de l’humanité, et qu’il est légitime de se réapproprier.

C’est une erreur de croire que l’entreprise capitaliste, soumise à la logique financière des groupes multinationaux, peut changer de l’intérieur. La logique financière est dictatoriale au sein de l’entreprise capitaliste et écrase tout sur son passage.

1 La coopérative Mondragon est une des plus grandes coopératives du monde. Elle regroupe 20 coopératives, une centaine de filiales, des centres de recherche et développement, une banque, une organisation de sécurité sociale, une université. Elle emploie près de 80 000 salariés essentiellement dans l’électroménager.

2 Douglass Cecil North, « prix Nobel » d’économie en 1993. Ses dernières recherches portent les droits de propriétés, l’histoire de l’organisation économique et l’économie du développement.

3 Blanche SEGRESTIN, Responsable de la formation Doctorale Mines Paris Tech, Professeur, CGS, Conception Innovation, Gouvernance, Théorie de l’entreprise, Innovation.

Mis en ligne le 3 mars 2018