Michel Hervé :

Président d’une entreprise spécialisée dans l’énergie, l’industrie et le numérique qu’il a fondé en 1972, ancien maire de Parthenay et député européen, Michel Hervé a développé une philosophie de l’organisation innovante et démocratique. Il est l’auteur notamment de :De la pyramide aux réseaux : Récits d’une expérience de démocratie participativeavec Alain d’ Iribarne. Editions Autrement, 2007. Editions François Bourin, 2015

Créée en 1972, la société Hervé Thermique est la filiale historique du Pôle Energie Services du Groupe HERVE. Ses compétences métiers se déclinent au travers du  génie climatique, électrique, la performance énergétique, les énergies renouvelables, la piscine-traitement d’eau et les programmes spécifiques. Au total, Hervé Thermique et ses filiales regroupent plus de 2.600 spécialistes

 

 

Le sens, l’éthique, le temps et l’espace

« La question du sens et l’éthique est intéressante. Le sens est lié au temps. Nous avons tous besoin du bonheur. Le vieux français « eür » veut dire croître donc tous les individus, pour faire du bonheur, ont besoin d’avoir, mais cela ne suffit pas.

Ceux qui ont du bonheur sont des savants qui découvrent de nouvelles théories et qui ont conscience de faire croitre la connaissance et des artistes qui ont le sentiment de créer de nouvelles peintures, de nouvelles musiques. Ils sont dans la culture. Et puis, il y a aussi les entrepreneurs qui « font entreprise ». C’est-à-dire qui passent d’une prise à l’autre.

Pendant les 15 ans où j’ai occupé le siège de président de l’Agence nationale pour la création d’entreprise, j’ai constaté que les créateurs sont heureux parce qu’ils entreprennent. Ils définissent la stratégie, le sens qu’ils donnent à leur vie. Nous sommes ici dans la dimension du temps.

L’éthique est tout autre chose. L’éthique est la dimension sociétale qui s’inscrit dans l’espace. Ce qui signifie, la prise en compte de ce qui est extérieur à l’entreprise. Comme le dit Albert Einstein, en tant que physicien quantique, à ce niveau nous sommes au stade de la prise de conscience de l’espace/temps, où nous avons  besoin de sens pour chacun d’entre nous et d’une éthique par rapport à ce qui nous est extérieur.

Le manager : un catalyseur plutôt qu’un leader

En tant qu‘entrepreneur, je me suis aperçu que j’avais souvent derrière moi des gens serviles qui disaient « oui patron, bien patron etc. ». Les cadres étaient dans la domination vis-à-vis de leurs collaborateurs. Ma solution pour éviter cette relation déséquilibrée a été de dire : « tous mes salariés sont des entrepreneurs ». Ils définissent la stratégie de ce qu’ils veulent être, de ce qu’ils veulent créer, de ce qu’ils veulent faire. Cette stratégie nous oblige à leur donner l’autonomie.

Mais pour entrer dans une équipe, le sens que l’on donne à sa vie fait prendre conscience que nous avons besoin d’une troisième dimension qui n’est pas seulement d’être et d’avoir, mais aussi d’être aimé et d’aimer. A partir de ce moment se construit la fraternité, la solidarité. Nous avons tous besoin de cette dimension fraternelle. Il ne s’agit pas seulement d’être autonome, mais de « faire groupe ». Là, je me suis aperçu que le bon groupe, celui dans lequel les gens ont la joie de vivre ensemble, est celui dans lequel les gens se connaissent, dans lequel, ils se battent pour « faire communauté. » Que  pourrait-on  faire en commun pour que notre propre stratégie soit annihilée au profit de ce qui fait force commune ?

Mon entreprise est composée de 200 unités de 15 personnes. Le rôle managérial n’est plus d’être le leader ou le chef qui impose, mais de catalyser ce qui va « faire commun » pour ces quinze personnes. L’écueil est que 15 personnes « catalysées » ont tendance à se conformer aux autres. Le risque c’est la secte. Et dans la secte, il n’y a pas de création collective.

Pour créer collectivement, il faut développer la singularité de chacun. Dans un groupe de 15, le manager est là pour faire du coaching,  pour aider chaque individu à développer ce qui fait sens pour lui, ce qui fait différence avec les autres. Et c’est lorsque qu’il a développé cette singularité et qu’en même temps le manager joue le rôle de catalyseur, que la solidarité et la fraternité s’installent.

Pour créer collectivement, il faut développer la singularité de chacun

Comment appliquer ce processus à 3000 personnes ? Dans mon entreprise, 15 à 20 unités se regroupent pour faire communauté dans un espace territorial plus large. Ils s’allient pour construire une communauté qui fait le groupe. Quinze à la puissance 3 nous ne sommes pas loin des 3000 personnes en question. C’est ce qui fait notre différence et notre solidarité. C’est ce qui fait que l’on est ensemble.

Faire du concertatif pour créer la solidarité

Ceux qui jouent le rôle de cadres n’ont plus la fonction de décider.

Alors que la plupart de mes collègues demandent l’avis de leurs collaborateurs et font du consultatif, notre intérêt est de faire du concertatif entre des gens qui ont des visions différentes et qui vont se battre pour dépasser ce qui fait conflit. On n’est pas d’accord, mais on va chercher ce qui nous dépasse et qui nous permet d’entrer en accord. A ce moment-là, se construit la solidarité. Toute la difficulté est de trouver des manageurs qui jouent ce rôle-là.

L’école traditionnelle nous a appris que pour pouvoir exister, il faut être leader dominant. Il faut être la star de son groupe et mettre ceux qui sont derrière vous en situation de fans. Ceux qui veulent être dominants ont plus tendance que les autres à se mentir et à mentir aux autres. Tant qu’on était dans une société du temps, ce fonctionnement ne portait pas à conséquence, mais dans un monde d’internet avec l’émergence des fakes news à l’échelle planétaire, ça devient un problème. La difficulté est de sortir de cette dimension où l’on veut être plus que les autres en mentant aux autres et à soi-même. Mais quand il y a une difficulté, les menteurs rejettent la faute sur les autres. Quand on fait cela on n’apprend pas. En revanche, celui qui est avec les autres dans une situation naturelle va apprendre de ses erreurs. Il va même chercher à se faire aider pour apprendre de ses erreurs. Il a une chance de comprendre.

Toute la difficulté réside dans la prise de risque, dans la capacité à apprendre de ses erreurs et à réussir.

Tout notre travail aujourd’hui consiste à former des cadres qui vont jouer ce rôle catalytique et de coaching pour aider les gens à sortir d’une forme éducative où il fallait être comme les autres et plus que les autres.

Vous entrez dans cette entreprise parce qu’elle travaille dans l’énergie. On sait très bien que le problème des années à venir est celui de l’efficacité énergétique. Ils sont donc tous un peu écologistes.

La rentabilité à court terme est l’ennemie des stratégies collectives

Abordons maintenant la dimension économique de l’entreprise. L’entreprise ne peut survivre que si elle est « rentable à zéro ». Après l’intéressement et la participation, nous transférons le solde dans la holding financière, pour investissements, sans passer par les banques qui demandent un taux de retour relativement court. La rentabilité à court terme fait partie des inconvénients pour des stratégies collectives ou individuelles. Nous fonctionnons dans le long terme. L’entreprise n’a pas été rentable qu’une seule année, en 1982, où les mesures de François Mitterrand ont incité les salariés à demander les augmentations de salaires incompatibles avec l’équilibre de l’entreprise. Un référendum a été organisé auprès de tous les salariés pour savoir s’ils étaient d’accord pour qu’on ampute une partie du salaire, qui leur serait reversée les années suivantes en fonction des résultats,  pour préserver l’équilibre à la fin de l’année 1982. 77 % ont répondu qu’ils étaient d’accord pour le paiement d’un tiers de leurs salaires les années suivantes. En revanche, ils se sont opposés à être associés au capital. : « On a déjà le pouvoir, on n’a pas besoin du capital » ont-ils répondu.

L’entreprise est en compétition avec d’autres entreprises. Comment survivre face à des plus gros que nous ?

La première solution est de faire du Produit de fraternité et de bienveillance (PFB), du don et du contre don comme dans les sociétés primitives.  Plus on a d’informations, plus on peut faire de la relation. On n’a pas besoin de transaction. Ce qui fait diminuer le prix de revient. On assiste alors à un effondrement du prix de revient.

La deuxième solution : un Produit de rareté brut (PRB). A chaque fois que vous innovez, vous vendez le prix que vous voulez, supérieur au prix du marché.

Le PRB est plus important que le PIB. Pour faire du PRB vous pouvez faire des produits nouveaux, inventer de nouveaux process notamment grâce au numérique. Je fais aussi du col rouge avec des employés qui font le ravissement du client. Quand vous faites ce que le client vous a demandé, il est content. Quand vous voulez ravir un client, vous faites ce qu’il n’a pas demandé, mais qu’il aurait voulu. C’est cette relation humaine qui créée de la fraternité au sein d’une équipe, mais se diffuse aussi à l’extérieur à l’entreprise : le col rouge. Nous avons besoin plus que jamais d’une société d’humains. Les innovations relationnelles deviennent un élément structurant des entreprises.

Les Enarques ont une capacité à répondre aux questions, il faut les aider à se poser des questions

Avec ce PRB  nous arrivons à lutter contre les grands groupes. Nos salariés ne se mettent pas en situation relationnelle avec leur « chef », mais avec les clients. La plupart des entreprises travaillent avec des individus très réactifs par rapport aux directives de leurs patrons, même les cadres. Chez nous, ils sont réactifs par rapport au client. Nous sommes dans l’intelligence émotionnelle. Une dimension comportementale qui va devenir aussi importante que la dimension écologique. On a construit le GIEC pour comprendre ce qui se passe au niveau du climat, nous on développe le GIECO pour travailler sur les comportements pour voir comment on peut rentrer dans une société où on vivrait à la fois dans la transparence, la singularité et la communauté.

Il faut risquer et apprendre de ses erreurs

C’est le groupe qui va chercher les impétrants. C’est le groupe qui désigne le chef d’orchestre. Plus il a les caractéristiques d’autoentrepreneur, plus il a des capacités de caractère fort. A partir du moment où le groupe n’est pas composé de suiveurs, mais de gens qui ont le sens du risque, ils sont âpres.

Beaucoup de managers viennent du terrain. Le système ne favorise pas les gens qui viennent de l’extérieur. Les hommes de terrain ont plus de capacité à se transformer car ils affrontent les réalités quotidiennes. Il faut risquer pour apprendre de ses erreurs, voyager, pour apprendre des erreurs des autres et surtout philosopher. Les Enarques ont une capacité à répondre aux questions mais  il faut aider ces gens qui ont été longtemps à l’école à se poser des questions. Rentrer dans un comportement qui n’est plus celui du savoir faire-faire, mais du savoir être. Etre capable d’humilité, d’empathie de résilience, d’être entrepreneur, de prendre des risques. Les gens ne prennent des risques que s’ils se connaissent bien. Pour une bonne connaissance de soi il faut avoir la conscience du temps : se donner des objectifs et y arriver (ou pas) ; avoir un référentiel dans l’espace : quelqu’un que vous connaissez bien et qui va vous donner son avis et vous critiquer pour mieux vous connaître. Ce que ne fait pas l’enseignement.

Des gens différents ensemble font de l’innovation collective et c’est ce qui va dépasser l’intelligence artificielle

Le monde internet facilite cette transformation chez les jeunes. Ils ont plus de capacité de communication etc.

En 2000, les opposants à internet étaient d’une part, les journalistes qui voyaient disparaitre leur monopole sur l’information, mais ils devaient lui donner du sens ; d’autre part, les professeurs parce les étudiants allaient chercher la connaissance à l’extérieur. Le savoir n’est plus à l’échelle du professorat, le professeur devient lui aussi un catalyseur.

La fraternité offre aussi une dimension assurantielle. Ceux qui gagnent aident ceux qui perdent. Et tout le monde est gagnant. Des gens qu’on a aidé à devenir entrepreneurs reviennent dans le groupe pour faire force commune et bénéficier de plus de sécurité y compris dans leur salaire.

Le capitalisme n’est pas un problème financier, c’est un problème de pouvoir. Celui qui apporte le capital se donne l’autorité du pouvoir et dans les coopératives, c’est l’autoritarisme total parce qu’on a élu un chef qui se comporte comme un chef. Et ainsi de suite à tous les échelons. Il s’agit  du pouvoir de domination, mais pas de création.

Cependant, les jeunes n’ont plus le culte du pouvoir du chef.

En ce qui concerne les syndicats dans l’entreprise. Nos équipes se réunissent une fois par mois pour faire ce travail de concertation. Il arrive aussi qu’on reprenne des entreprises. Et systématiquement un individu dit « nous » face à celui qui est considéré comme le manager qui a le pouvoir. Les syndicats ont besoin de se retrouver en situation de contre-pouvoir. Les autres lui disent « tu ne dis pas nous mais je » parce le nous c’est à travers la concertation qu’on fait entre nous ».

Le pouvoir c’est nous ensemble. Personne ne nous représente, nous nous représentons nous-mêmes. Certains syndicalistes ont cette capacité d’entreprendre naturelle. D’autres  ne peuvent s’empêcher d’être le leader d’un contre-pouvoir. Alors ils préfèrent partir plutôt que d’être un parmi les autres comme certains cadres.

Dans notre organisation on ne peut plus avoir des stars et des fans. Les gens se sentent à la fois singuliers et ensemble. Des gens différents ensemble font de l’innovation collective. Et c’est ça qui va dépasser l’intelligence artificielle.

 

 

 

 

Mis en ligne le 26 septembre 2019