Marie-José Kotlicki : Il est indispensable de dire les points de convergences et les points que l’on souhaiterait approfondir, voire de divergences, notamment sur l’inversion des normes.

Jean-Louis Beffa : Je ne suis pas favorable forcément à l’inversion des normes dans les PME, mais dans les grands groupes, elle a permis des accords gagnants/gagnants. L’important est de s’entendre sur l’inversion des normes. Pour moi, c’est la possibilité de signer des accords d’entreprise dérogatoires à certains accords de type généraux.

MJK : Nous sommes aussi d’accord, mais accompagnée d’un développement des droits des salariés.

JL Beffa : Si un syndicat signe un accord d’inversion des normes, la direction, elle, doit signer un accord d’intéressement favorable ou encore sur la durée du temps de travail, sur le chômage. Le patron de Michelin, par exemple, fait des accords intéressants. Mais c’est un vrai patron d’industrie.

MJK : La volonté d’avoir une nouvelle dynamique industrielle nous rapproche. La France connait une désindustrialisation plus massive que certains pays compte tenu de choix ou de non choix et elle n’a pas su préserver son industrie manufacturière. Parmi les causes, il y a la fuite en avant vers la financiarisation.

JL Beffa : Un certain nombre de personnes pensent qu’il suffit d’appliquer les règles libérales pour que la France s’adapte à la modernité. Certains patrons d’entreprises financières en sont profondément convaincus. Cependant, le capital ne peut pas être traité comme une marchandise en économie de marché. Le capital a derrière lui le pouvoir en entreprise et le pouvoir doit être traité de façon particulière, dans une approche qui n’est pas purement libérale.

MJK : La fuite dans la financiarisation a été fondée sur trois illusions et trois échecs. Une première illusion a été de croire que l’augmentation du nombre d’emplois dans les services viendrait compenser la perte des emplois industriels. Ce ne fut pas le cas. La deuxième illusion de financiarisation de l’industrie s’est traduite par une vision colonialiste de la mondialisation. On a cru que les pays émergents resteraient simples producteurs et ne pourraient pas venir dans des segments de haute technologie. La France a donc perdu dans ses activités de production et elle s’est, de manière globale, spécialisée dans des niches de haute technologie, mais déconnectée des sites de production.

JL Beffa : Les USA ont retrouvé des points forts de domination militaire et numérique et non plus industriels. Je crois que nos constructeurs automobiles français sont aujourd’hui plus forts à terme que General Motors par exemple. En revanche, la Chine est dans une croissance permanente que ni l’Inde, ni la Russie, ni le Japon, n’atteindront. Nous évoluons vers un duopole morose entre USA et Chine alors que l’Europe est en train de couler. L’Europe retrouve cependant des avantages, avec le retrait de nos amis britanniques qui n’avaient pas d’ambition européenne. Reste à savoir à quoi aboutira le dialogue franco-allemand. Ce ne sont que des thèses classiques. Mais je crois qu’en France, on sous-estime en permanence tout ce qui se passe en Chine. En ce qui concerne la transformation numérique, les Chinois paient déjà par téléphone et il n’y a plus de carte de crédit. Nous sommes en retard par rapport à la Chine. Si l’on veut garder l’Europe dans le numérique, il faut s’inspirer des pays scandinaves. L’Estonie est un des pays les plus avancés ainsi que le Danemark. Le site de Saint-Gobain le plus avancé dans le numérique, qui fait plus de la moitié du chiffre d’affaires uniquement par Internet, c’est la filiale danoise. La filiale française a encore beaucoup de progrès à faire.

MJK : Ce sursaut européen que l’on appelle de nos vœux ne signifie-t-il pas que l’Europe et la France en particulier fassent des choix en matière de politique industrielle d’investissement dans la recherche. On avait parlé à un moment d’atteindre les 3 % du PIB, avec la stratégie de Lisbonne, qui a été oubliée, en revanche d’autres 3 % sont sanctuarisés… Comment l’Europe peut-elle relancer une politique d’innovation, notamment au regard des grandes plateformes numériques que sont les Gafa ? Comment peut-il exister une coopération européenne pour construire un grand opérateur Data ? Car un des enjeux essentiels reste de savoir qui va capter les données, faire les analyses, en tirer les enseignements et impacter toute l’industrie.

JL Beffa : Nous avons besoin d’un immense rattrapage. Il faut engager des programmes technologiques. Par ma part, j’avais essayé d’en initier quelques-uns en construisant l’Agence de l’innovation industrielle (Août 2005). Le président Chirac avait donné 2 milliards qui ont été supprimés par le président Sarkozy. Il faut refaire des grands programmes technologiques, notamment dans le Data mining et dans l’intelligence artificielle.

Le principal obstacle est la Direction générale de la concurrence de Bruxelles. Elle doit changer ses principes. Elle considère les soutiens technologiques comme des aides d’État, et nous sommes ridicules par rapport à ce que font les pays étrangers. Le Japon dépense plus de 4 milliards d’euros en laissant toute la propriété industrielle à ses entreprises, sans parler des programmes chinois. Tous les pays qui sont en faveur de l‘industrie sont des pays qui arbitrent quand se pose la question pour leurs producteurs et pas pour leurs consommateurs. Alors que la France a systématiquement arbitré en faveur de son consommateur au détriment de son producteur. Pour Saint-Gobain en ce qui concerne les problèmes de l’environnement, je savais que je serais mieux défendu par le ministre allemand que par le ministre français qui, lui, consulte beaucoup plus les ONG que les industriels. Pourquoi choisir de défendre les consommateurs ? C’est un argument électoraliste. La vision allemande veut que si vous défendez le producteur-exportateur vous créez du volume non pas sur le marché intérieur, mais sur les marchés extérieurs, ce qui permettra, même en temps de conjoncture européenne difficile, de créer du volume, du travail, du pouvoir d’achat.

À la fin, le consommateur s’en trouvera gagnant. La logique économique du gouvernement allemand joue en faveur de ses producteurs exportateurs. La logique française n’intègre pas cet aspect. En France, on ne change pas, les consommateurs seront admirablement protégés et des producteurs totalement étrangers. Il faut se battre pour
un arbitrage pro-producteur. Cet arbitrage ne suppose pas d’écraser le consommateur. Il est nuancé. En France tous les textes récents ont été trop pro-consommateurs.

Dans le programme d’Emmanuel Macron certaines tendances sont plus pro-producteurs. L’accumulation de normes paralysantes est aussi à la base de la désindustrialisation.

MJK : Ne pensez-vous pas que cette opposition entre consommateurs et producteurs va devenir de plus en plus obsolète face aux grands défis auxquels doit répondre l’industrie : raréfaction des ressources naturelles, les enjeux climatiques, l’aspiration à consommer et à produire autrement ? La France va-t-elle se décider à créer un véritable secteur de l’économie circulaire ?

les salariés ont besoin de droits nouveaux qui leur permettent de mieux connaître et de mieux s’exprimer sur les stratégies de l’entreprise

JL Beffa : L’économie circulaire a ses limites. Dans le secteur agricole français, on pourra avoir une interconnexion entre des produits agricoles assez haut de gamme comme le bio par exemple, un achat direct par le consommateur sur Internet et une livraison qui court-circuite la grande distribution.

Ça existe déjà en Chine où la logistique est peu coûteuse. En France, une grande mutation de la logistique serait profitable et notamment si on prend en compte tout ce que sait faire La Poste à cet égard. Bâtir autour de La Poste une grande entité efficace de logistique pourrait être un formidable développement au service d’Internet.

Je ne suis pas anti-normes écologiques et c’est moi qui ait suggéré, avec Antoine Riboud (1992), de créer Ecoemballage pour implanter le tri sélectif par les particuliers. Mais en France, l’équilibre n’a pas toujours été complètement respecté. Je suis contre la taxe sur les robots et je regarde avec méfiance l’idée de la mise en place d’un revenu universel.

MJK : Cette opposition entre producteur et consommateur doit intégrer de nouvelles donnes et ces nouvelles donnes vont nous permettre de trouver un équilibre satisfaisant aussi pour les consommateurs.

En ce qui concerne les problèmes de gouvernance et de la transformation des rapports entre toutes les parties prenantes de l’entreprise, nous sommes pour rééquilibrer les rapports entre la communauté de travail, les dirigeants des entreprises et les actionnaires. Et nous avons là-dessus un terrain d’entente. En ce qui concerne la communauté de travail, nous pensons que les salariés ont besoin de droits nouveaux qui leur permettent de mieux connaître et de mieux s’exprimer sur les stratégies de l’entreprise. On partage aussi l’opinion d’avoir une ouverture plus large aux représentants des salariés dans les conseils d’administration. Sur la cogestion : il y a une vraie réticence du patronat dans son ensemble à la présence de ces représentants du personnel dans les CA.

Que peut-on faire dans les CA ? L’action est bridée. Il y a d’abord le devoir de confidentialité, alors qu’un mandaté a besoin de rendre compte à son organisation et de pouvoir débattre en interne. On a besoin de lever cette suspicion de non confidentialité supposée des salariés. D’autre part, il convient de définir le périmètre d’action de ces mandatés. Jusqu’où peuvent-ils aller ? Peuvent-ils suspendre une procédure de restructuration ? On ne voudrait pas d’une présence symbolique.

JL. Beffa : Pour moi, le débat n’est pas exactement là. À partir du moment où vous êtes un administrateur, il n’y a plus de différence entre les différents administrateurs. Vous avez accepté d’être administrateur, donc vous acceptez d’abandonner votre rôle de syndicaliste. Vous êtes collégialement responsables de la société comme les autres. Vous n’êtes pas là pour mettre en place les options de votre organisation. Vous n’êtes pas un porte-parole de l’organisation au sein du CA. Il faut donc être attentif à la personnalité du candidat susceptible d’être désigné. Il doit garder une stricte confidentialité. Quand on discute de la stratégie, il ne doit pas se mettre en avant pour discuter de la stratégie au sein du syndicat.

La stratégie se discute au sein du comité central d’entreprise entre la direction et les représentants syndicaux. Quand le syndicaliste salarié est administrateur, il gère la société comme les autres. C’est la règle juridique. En revanche, il importe que les questions au sein du comité d’entreprise ne portent pas que sur les aspects sociaux, mais portent aussi sur la stratégie de l’entreprise.

MJK : On pense que le management en œuvre dans les entreprises a été modélisé sur le Wall Street management.

JL Beffa : Vous avez un peu raison et vous devez y jouer tout votre rôle et il y a une marge de manœuvre et non un simple alignement sur Wall Street. Au conseil, je vote toujours contre le rachat d’actions par l’entreprise. Une entreprise qui rachète ses propres actions utilise son cash-flow à racheter son existant au lieu d’avoir des projets nouveaux. Les actionnaires financiers aiment bien, en plus des dividendes, les rachats d’actions. À vous de peser sur des politiques de développement, notamment sur les usines françaises.

Est-ce qu’un groupe qui fait des bénéfices a le droit de fermer une entité déficitaire ? Si l’entreprise arrive à démontrer que le problème est réellement structurel, elle a le droit de le faire. Et le plan social doit être proportionné aux moyens de l’entreprise allant même jusqu’à décider des indemnités qui vont au-delà des indemnités contractuelles de la branche. Il ne faut pas tromper le personnel. Il faut travailler la reconversion. Chez Saint-Gobain, nous aidons des entreprises nouvelles à s’implanter sur nos sites au moyen de prêts bonifiés. Pour un syndicat, s’opposer à une transformation nécessaire pour s’adapter au monde tel qu’il change est une erreur stratégique majeure. D’ailleurs, dans un même syndicat, les attitudes des branches peuvent être différentes. Un syndicat patronal comme le Medef n’est pas à même de prendre des positions uniformes sur l’ensemble des secteurs et des domaines.

MJK : Il faut effectivement regarder s’il y a un vrai problème structurel. C’est plus facile d’avoir un dialogue sur ce point lorsqu’on a une visibilité sur la stratégie de l’entreprise, on peut intervenir en amont. Mais c’est quelquefois en opposition avec les accords de compétitivité, que nous n’avons pas signés. Il n’est pas juste de fermer une filiale quand elle présente une baisse du chiffre d’affaires pour 3 ou 6 mois.

JL Beffa : Dans les grands groupes, c’est la question des fermetures qui est fondamentale pas celle des réductions d’effectifs. Les contrats d’intérimaires et les CDD permettent de s’adapter.

MJK : On devait être plus ferme avec tous les procédés d’optimisation fiscale qui peuvent mettre du jour au lendemain telle ou telle filiale en déficit.

JL Beffa : Le principal problème en Europe est de fermer les deux paradis fiscaux que sont le Luxembourg, l’Irlande et aussi la Belgique. Voulons-nous maintenir en Europe des paradis fiscaux ? L’administration fiscale française a le meilleur rendement par rapport à la législation.

MJK : Et les TPE PME ?

JL Beffa : Je parlerai des start-up de l’Internet. Nous n’avons pas trop de problème pour le financement des jeunes pousses au démarrage. Mais elles en ont dans la phase de développement, quand elles doivent lever 10 à 20 millions. (Cf. BPI Innovation). Nous avons un énorme problème sur la phase de transition. Je préconise la création d’un fonds public franco-allemand pour éviter les influences politiques partisanes, de façon à faire naître plus de licornes françaises et européennes. Il faut un accord public et éviter de parler d’aides d’État comme le fait la Commission de la concurrence de Bruxelles. L’argent du Grand emprunt est beaucoup trop éclaté dans des mesures d’aides atomisées alors que l’on devrait se concentrer sur un fonds comme celui-là.

On pourrait aussi changer un peu la loi du fonds de réserves des retraites pour investir plus en actions qu’ en obligations. Il possède 17 milliards d’avances par rapport à ses obligations contractuelles. On pourrait utiliser un milliard comme contribution à un plan de soutien aux start-up. Emmanuel Macron prévoit de mettre 10 milliards de soutien aux entreprises innovantes, c’ est une bonne idée.

Je préconise la création d’un fonds public franco-allemand pour éviter les influences politiques partisanes, de façon à faire naître plus de licornes françaises et européennes.

MJK : Il faudra débattre avec le gouvernement sur la gouvernance des entreprises.

JL Beffa : Les mesures les plus importantes concernent les OPA financières hostiles. Il faut améliorer aussi les articles de la loi Florange sur la gouvernance des entreprises. Il faut regarder la transposition en France du texte néerlandais, bruxello compatible sur le rôle du comité d’entreprise, le texte actuel français ne donne pas assez de pouvoir au comité d’entreprise sur un aspect vital pour l’entreprise, la nature de son contrôle actionnariat.

MJK : Il nous paraitrait important de rajouter un volet sur les droits d’expression publique, sur les désaccords, des droits d’alerte sur les stratégies.

Mis en ligne le 3 mars 2018