Entretien avec Gilles Ringenbach & Annie Phalipaud, Formateurs RH et conseils Euterpe Conseil

LEA : On ne peut pas réfléchir à l’entreprise alternative sans réfléchir à l’environnement dans lequel elle se situe.

Annie Phalipaud, Gilles Ringenbach :  Une entreprise alternative doit reposer sur son cadre juridique, sur ses finalités et l’organisation des pouvoirs qui la régissent.

Aujourd’hui, en SARL en SAS ou en SA, les détenteurs de capitaux dirigent  l’entreprise. Ils ont un pouvoir absolu. Pourtant, il convient de distinguer deux entités : la société de capitaux d’une part et l’entreprise d’autre part. Cependant, le droit privé reconnait la propriété des moyens de production aux détenteurs de capitaux. Or, on ne peut pas être propriétaire d’une personnalité morale, qui n’est qu’une fiction juridique.

Objectivement, il n’est pas illégitime de parler d’usurpation dans le sens où les capitalistes ne sont pas propriétaires de l’entreprise.

Ils ne sont propriétaires que de leurs actions ou parts sociales. L’entreprise en tant que collectif de travail n’est pas prise en compte : les hommes et femmes qui y travaillent constituent un collectif qui ne dispose d’aucun statut juridique. Ils sont soumis au régime salarié avec un contrat individuel qui stipule un lien de subordination.

La forme juridique devra définir une stricte égalité entre « dirigeants » et « dirigés » au plan juridique, comme il en va ainsi dans les scops : un homme, une femme = une voix.

Il faut donc refonder l’entreprise, qui doit devenir un objet et un sujet de droit.

Il s’agit de repenser la structure capitalistique de l’entité : répartition entre actionnaires,  fonds du public (via une banque socialisée), subventions, en clair : la structure
du haut de bilan. Cette structure entraîne un partage différent des voix décisionnaires. En résumé, cette démarche revient à repenser le modèle des parties prenantes, à revoir la « rémunération des capitaux » en fonction de leur permanence dans le temps et un taux maximum de versements de « dividendes ».

Rien n’interdit d’envisager une cellule de production où il existe d’autres parties prenantes : les salariés, les clients et les usagers auxquels il faut ajouter
la dimension environnementale. Elles pourraient jouer un rôle de codécision, de cogestion. Une hypothèse qui remet en cause le rôle des détenteurs de capitaux. Il faut donc refonder l’entité juridique.

La réflexion doit porter aussi sur les modes de direction : qui fait quoi et comment ? Y-a-t-il une rotation des fonctions ? Qui contrôle ?

Il convient de s’interroger sur les finalités de production, car aujourd’hui le discours dominant se résume à la politique de l’offre. L’acte de production peut être repensé car on ne pourra pas continuer à produire pour produire, sans mettre en question par exemple la pratique de l’obsolescence programmée. L’entreprise doit-elle satisfaire des besoins sociaux et économiques dignes de ce nom ? Et dans ce cas qui les définit
et selon quel processus ?

Si dans l’entreprise alternative, la règle du jeu n’est plus le profit pour le profit et la redistribution de la valeur aux actionnaires, il faut changer le modèle institutionnel, la gouvernance etc. ainsi que les instruments comptables avec la prise en compte de paramètres non strictement financiers.

Le volet de la formation professionnelle entre aussi dans cette analyse.

Elle n’a pas bougé depuis la loi Delors de 1971. Plus les salariés sont hautement qualifiés, plus ils bénéficient de formation, moins ils sont qualifiés, moins ils en bénéficient.

En tant que formateurs, nos principaux interlocuteurs sont les DRH, mais il peut s’agir aussi de commerciaux ou même de DG, avec lesquels nous discutons les contenus
et les axes de la formation en cours.

S’il est question de réorienter une entreprise vers une « voie alternative », les salariés doivent pouvoir participer aux décisions relatives au plan de formation, donc il faut envisager des parcours de qualification.  Aujourd’hui, la formation en entreprise développe une pratique utilitariste décidée dans l’entreprise par la direction.

Elle ne concerne que le poste de travail. Or pour assurer un passage vers une entreprise alternative, les salariés doivent acquérir d’autres compétences dont
les bases de gestion.

Par exemple, si un salarié de l’entreprise est appelé à devenir membre du comité de direction et qu’il est technicien et se forme dans son domaine d’expertise,
il lui faut un accès à une formation à la gestion : savoir lire un bilan ou un compte de résultats etc.

Les montées en compétences pourront ainsi se faire sur plusieurs axes.

La réforme Delors, qui prévoyait la formation continue toute au long de la vie, n’a pas atteint ses objectifs. Elle s’est restreinte à la formation professionnelle. Il faut prendre garde aux mots. Toutes les réformes successives sur les formations ont été un flop. Par exemple, le Droit individuel à la formation (DIF) était censé permettre aux salariés d’acquérir des compétences à leur initiative, c’est-à-dire des compétences qui n’entraient pas forcément dans le champ stricto sensu du poste de travail. Or, la pratique des DIF montre que les entreprises s’en sont servi à leurs propres fins.

Pourtant lorsque l’entreprise a besoin de gens compétents, elle profite bien des compétences que les salariés ont pu acquérir lors de leur parcours scolaire, bien sûr, ainsi que celles accumulées par d’autres voies que le parcours professionnel.  Alors pourquoi ne contribuerait-elle pas à former le citoyen ? Une ambition transposable à n’importe quel niveau de qualification.

LEA : Comment amorcer le mouvement dans ce système capitalistique ? Comment une entreprise peut arriver à fonctionner s’il elle choisit l’alternative, avec ses clients,  ses fournisseurs dans un monde qui fonctionne sur d’autres valeurs ?

AP/GR : Aujourd’hui, les Institutions représentatives du personnel (IRP) n’ont qu’un droit de regard sur la formation et c’est même devenu du formalisme. Les représentations du personnel se battent pour que les moins qualifiés bénéficient de davantage de formation. Mais elles restent sur le terrain de la direction et ne sont pas suffisamment formées à la négociation pour saisir l’enjeu de la direction pour le retourner en faveur des salariés.

Il faudrait que les syndicats, la représentation du personnel, poussent en interne pour gagner du terrain.

La mise en place d’un droit d’ingérence des travailleurs, dans la gestion et le projet de l’unité productive s’impose. Il s’agit d’accroître le pouvoir des salariés de remettre en cause, à terme, le droit issu de la propriété privée, c’est-à-dire de redéfinir les procédures d’institution et répartition des pouvoirs : en amont qui décide et comment ? En aval qui contrôle (contre-pouvoirs) ? Comment développer des mécanismes de la coopération ? De codécision ? Voire d’autogestion ?

LEA : La question essentielle posée est : comment une entreprise post capitaliste peut fonctionner dans un environnement capitaliste ?

AP/GR. : Prenons l’exemple d’Hélio Corbeil. L’imprimerie est cernée par des critères de rentabilité, imposés par les donneurs d’ordres. Quelle que soit l’organisation interne, ils sont obligés de retrouver des réflexes d’analyse et de comportement traditionnel. Une amorce de prise de conscience pourrait déboucher sur une alliance objective avec la composante ouvrière de l’entreprise. Les cadres de proximité ont un rôle essentiel à jouer car ils sont la courroie de transmission, pris entre les sphères dirigeantes et la production.

Il faut imaginer de nouvelles finalités et de nouveaux modes de production. Mais la prise de conscience des possibles ou des alternatives par le producteur surgit
de l’action et parce qu’il est confronté à des défis. L’utopie n’est pas ce qui est irréalisable, c’est ce qui n’est pas encore réalisé.

Des politiques émancipateurs au pouvoir faciliteraient la tâche au législateur, à l’inverse par exemple le pouvoir politique s’est bien chargé de tuer Lip.

La capacité de transformer les choses, dans le sens d’entreprises alternatives, n’est pas exclue, mais on se heurte très vite à de puissantes forces : Unilever et la grande distribution pour Scop-ti a essayer et essaie d’entraver le développement de la scop. Les forces hostiles sont puissantes, ils ont les relais, les médias. Pour qu’une entreprise alternative puisse prendre toute sa dimension, il est nécessaire qu’un nouveau cadre politique émerge ne serait-ce qu’au niveau local afin que ladite entreprise alternative trouve des soutiens hors de son périmètre.

Une entreprise alternative ne peut se réaliser que si elle est accompagnée d’un puissant mouvement social.

LEA : L’évolution culturelle des jeunes, notamment des jeunes diplômés, peut-elle peser sur l’évolution de l’entreprise ?

AP/GR : Les entreprises ont du mal à garder les jeunes diplômés. Les autres « rament » pour trouver un travail. Mais les logiques ne sont pas identiques pour les jeunes qualifiés et les non qualifiés.

Les entreprises se plaignent du manque de compétence des jeunes (indociles) et des jeunes les plus diplômés qui n’ont pas envie d’être commandés comme de simples exécutants. Ils ne veulent pas sacrifier deux tiers  de leur temps au travail. Ils ont envie de gagner leur vie  grâce à un travail qui les intéresse. Les cultures ont beaucoup évolué au cours des dernières décennies. Exemple : des jeunes partent du jour au lendemain sans prévenir, sans se donner le temps de la passation des dossiers. Les managers ont du mal à comprendre ce genre d’attitude. Pour eux, ce sont des mercenaires. Les jeunes n’ont plus le même cadre de référence, le même attachement
à l’entreprise. Mais ils vont trouver à réinventer.

Cependant, le système capitaliste à une faculté d’adaptation extraordinaire, souvent beaucoup plus avant-gardiste, malheureusement, que ceux qui sont de notre côté. Il ne faudrait pas que le système ait le temps de construire des systèmes qui prennent ces jeunes-là au piège. Nous voulons dire par-là que la faculté du capitalisme récupère le désir de liberté des jeunes en un nouvel esclavage du type Uber.

Les jeunes ont un avantage sur les générations précédentes, ils ont été élevés dans un environnement précaire. Ils ont intériorisé la précarité.  La précarité ne leur fait pas aussi peur qu’à leurs aînés.

Il y a une dizaine d’années, on a commencé à entendre parler de formations destinées à former des managers à la génération Y. Aujourd’hui, ces formations ont disparu.
Elles ne fonctionnaient pas. Le problème est que les entreprises attendent des jeunes diplômés le même comportement et la même loyauté que des cadres des générations précédentes.

Les jeunes savent qu’ils devront se battre même à bac+5 pour entrer dans une entreprise avec le statut de cadre, il leur faut faire leurs preuves. Certains rentrent comme employés. De toutes les façons, ils ne vont pas se donner à fond pour une entreprise qui ne les reconnait pas. Peu importe que le manager soit sympa ou pas, car au départ, l’entreprise ne fait pas ce qu’il faut. Il faut cependant admettre que ce cas de figure ne concerne pas tous les secteurs.

La question qui se pose, en ce moment, est la suivante : par quels moyens peut-on remettre en cause les règles du jeu en ce moment ? Sur la question du droit à la déconnexion, par exemple l’enjeu pour les jeunes se définit ainsi : « Je ne dois pas me sentir obliger de répondre. Je me connecte comme je veux. » Une entreprise ne sera alternative que si elle répond aux attentes des jeunes. De toute façon, ce sont les jeunes
qui feront l’entreprise alternative.

Cependant, les écoles « de managers » continuent à former et à formater selon le vieux schéma bien qu’il soit obsolète et ne corresponde plus aux aspirations des jeunes.

LEA : Quel est le rôle des DRH ?

AP/GR. : Les DRH voient que les jeunes managers performants qu’ils embauchent ne restent pas toujours. Il existe une faiblesse de la formation en management, qui n’est jamais une priorité pour les entreprises. La problématique management reste en attente car les entreprises font passer les formations techniques et métier avant les formations
au management.

Certains DRH sont des purs killers, d’autres ont encore une vision « ressources humaines », mais si un DRH conserve des valeurs éthiques, il se retrouve très vite coincé. Certains rêvent de sortir de l’entreprise et de faire du conseil. Bien souvent, leurs marges de manœuvre sont limitées. Les RH sont consultés, mais rarement conviés en comité de direction.

Dans l’entreprise alternative, pour faire grandir tout le monde, il faudra que l’animation des hommes tienne un rôle central et le DRH sera là pour outiller les personnes en mettant en place des formations sur les techniques de coopération, de gestion de conflit, de négociation raisonnée, de communication etc.

La formation comportementale actuelle est destinée à formater la psychologie des gens. Faut-il pour autant jeter l’outil ?

L’entreprise est un puzzle : une partie comptable, une partie management, une partie production, les clients etc., autant de thématiques à aborder. Il faut s’y attaquer par tous les bouts.  La question est souvent posée de la manière suivante : « Comment fait-on ? » Comme s’il fallait que le projet soit déjà abouti avant de commencer à faire. En fait, il faut commencer à faire pour que le projet aboutisse et alors même que l’on ne s’est pas encore forgé une idée quant au projet définitif.

L’entreprise alternative est difficile à imaginer d’autant que l’autodestruction du système n’est pas pour demain.

Dans l’entreprise alternative, l’enjeu est de proposer des pistes. Le problème est que  nous sommes formatés. Et la solution viendra peut-être de la jeunesse. Mais pas seule. Elle a beaucoup d’imagination, mais pas d’expérience.

Mis en ligne le 3 mars 2018