Kevin Levillain est doctorant au Centre de Gestion Scientifique, MINES ParisTech, PSL Research University. Ses recherches portent sur la gouvernance des entreprises et des collectifs innovants, en particulier des entreprises organisant leur gouvernance autour d’une « mission ». Il travaille notamment sur la conception de statuts pour les entreprises innovantes en s’appuyant sur l’étude de nouvelles formes de sociétés qui sont actuellement introduites en droit dans plusieurs pays

 

Les travaux menés dans le cadre de la chaire Théorie de l’entreprise, à MINES ParisTech (Centre de gestion scientifique, i3) sur le développement d’une nouvelle théorie de l’entreprise, trouvent leurs origines dans deux programmes de recherche distincts. D’une part, le CGS est notamment renommé pour avoir développé, depuis les années 1990, des travaux sur les théories de la conception et le management de l’innovation. Ces recherches ont notamment montré l’accélération des dynamiques d’innovation qui ont entraîné une transformation profonde des organisations, et des responsabilités des entreprises. De plus en plus, ces questions se sont heurtées au langage inadapté de la gouvernance, où les enjeux d’innovation contemporains sont peu compris et peu abordés, par exemple au niveau des conseils d’administration.

D’autre part, un programme de recherche novateur et pluridisciplinaire (économie, droit, gestion, sociologie, philosophie,…) a été engagé au collège des Bernardins[1] en 2009 sur la question de la responsabilité et la propriété de l’entreprise, avec notamment une interrogation de départ à l’époque provocatrice : « à qui appartiennent les entreprises ? », reprise dans un colloque à Cerisy en 2013. Cette recherche, dont le dernier colloque conclusif s’est tenu en 2018, a démontré que quelle que soit la discipline de sciences sociales mobilisée, la difficulté à qualifier l’entreprise, mal définie en droit, restait entière. L’un des enjeux a alors consisté à reconstruire un modèle théorique de l’entreprise qui tienne compte de son histoire et de sa spécificité. Une étape nécessaire avant d’explorer les propositions de réformes de sa gouvernance.

La corporate governance au cœur d’une crise des représentations de l’entreprise

De nombreux travaux de recherche montrent aujourd’hui comment les limites ou les dérives de la gouvernance de l’entreprise sont, de plus en plus, un facteur de dommages sociaux et environnementaux, conséquences de l’action de toute une ingénierie de transfert des coûts et des risques de l’investisseur financier vers les autres parties prenantes : explosion des inégalités de revenus, scandales sociaux et environnementaux, ou individualisation des rémunérations sont autant d’exemple de ces dérives. Il faut ajouter à cela des stratégies contreproductives pour l’entreprise elle-même, à long terme, notamment en matière d’innovation. Aux Etats-Unis, dans les années 1970, la moitié des bénéfices étaient réinvestis et l’autre moitié distribués en dividendes. (Voir le rapport d’Oxfam pour la France)[2]. Aujourd’hui, seul 1/8 est réinvesti pour la croissance du capital fixe et la R&D, le reste étant redistribué soit sous forme de dividendes, soit sous forme de rachats d’actions. Un constat qui se décline dans de multiples directions, notamment avec l’externalisation des activités de R&D, ou le désinvestissement des entreprises dans la recherche fondamentale.

Le droit organise l’asymétrie car seuls les actionnaires ont la possibilité de nommer les dirigeants et peser dans les politiques de vote

Quelle est l’origine de ces dérives que l’on peut dater des années 1980 ? La réponse ne tient pas seulement aux logiques macroéconomiques de la mondialisation ou de la dérégulation financière. Elle se trouve également dans la diffusion de nouveaux modèles de gouvernance et de management de l’entreprise : la doctrine de la « corporate governance », modélisant l’entreprise comme un nœud de contrats fictifs, destiné à maximiser le rendement financier pour l’actionnaire. Or si l’on conçoit, aujourd’hui, le danger d’une telle définition, il reste à répondre à une question épineuse : comment cerner l’entreprise en tant que telle ? Les modèles microéconomiques classiques, par exemple réduisant l’entreprise à une fonction de production, ou à un système hiérarchique destiné à limiter les coûts de transaction, ne capturent pas la capacité d’invention et de transformation du monde des grands groupes industriels. La sociologie du travail, instruisant les difficultés du travail ouvrier, ne qualifie pas le management de l’entreprise et la sophistication des méthodes et des outils de gestion.

 

L’entreprise absente du droit français

La difficulté théorique tient peut-être d’une absence toute autre : l’entreprise n’existe pas en droit. Affirmer que « les actionnaires sont propriétaires de l’entreprise » est une double erreur : d’une part la société commerciale ne peut pas être la propriété des actionnaires parce que c’est une personne morale et les actionnaires ne sont propriétaires que de titres financiers. D’autre part, l’entreprise n’est pas la société commerciale, qui n’est créée que par les actionnaires : en tant que collectif comprenant par exemple des salariés, l’entreprise n’a pas de statut juridique propre, et ne peut donc certainement pas être un objet de propriété.

En ne donnant pas aux normes volontaires une portée juridique, on ne déplace pas les équilibres de pouvoir

Pourtant, le droit organise une asymétrie remarquable : seuls les actionnaires ont la possibilité de nommer et révoquer les dirigeants, et d’avoir une voix dans les politiques de vote discutées en assemblée générale. Comment résoudre cette contradiction ? Cela explique-t-il que dans les dictionnaires et les manuels scolaires, l’entreprise soit définie comme « une entité économique qui a pour vocation de produire des biens et des services et qui a pour objectif la maximalisation du profit » ? Pourtant, en inventant l’essentiel des biens qui nous entourent, elle a contribué à changer le monde, à façonner la société actuelle. Ecarter cette dimension de sa définition, élude aussi sa responsabilité associée, de contrôler et d’influencer la société dans son ensemble. Il existe donc un problème de représentation de l’entreprise.

Un vieil enjeu : le développement des compétences

Les travaux de Blanche Segrestin et Armand Hatchuel[3] ont montré que l’entreprise se différenciait de la société anonyme qui se stabilise dans la première moitié du XIXe siècle. L’entreprise, en tant que forme d’organisation collective,  émerge fin du XIXe, début XXe siècle.

La révolution industrielle change, à cette période, brutalement d’échelle : naissent pêle-mêle l’industriel chimique, l’électrification, la diffusion des chemins de fer… et dans les entreprises, les bureaux d’études et les laboratoires de recherche. La science devient alors un principe d’organisation majeur : la préoccupation devient celle de domestiquer des innovations de plus en plus complexes, et impactantes sur la société. La nécessité d’organiser progressivement la capacité d’invention des nouvelles méthodes, l’usage des nouvelles machines, en bref la formation des « travailleurs » se fait alors sentir. Les acteurs économiques prennent conscience qu’on ne pourra pas engager la construction du monde à venir en utilisant que les compétences existantes des travailleurs. Il fallait donc s’organiser collectivement pour inventer les savoirs à venir, construire et diffuser de nouvelles méthodes. Et c’est donc à cette époque qu’apparaissent la figure du manager, les cols blancs et des « business schools », des écoles de management. Mais l’enjeu de former fait aussi face à celui de reconnaître la responsabilité des nouveaux chefs d’entreprise : après la liberté syndicale, en 1884, c’est l’adoption de la loi sur les accidents du travail qui consacre la fonction d’employeur (1898), puis enfin le droit du travail. C’est l’origine de la création du salariat en tant que tel.

Cette fonction de dirigeant fait naître l’entreprise en tant que collectif où l’on apprend à développer les compétences et les capacités d’action collectives, que nous nommerons « potentiels », et pas seulement consommer la force de travail. L’entreprise n’est alors plus envisagée uniquement comme un lieu de maximisation du profit, mais comme un dispositif de création collective qui a pour ambition de concevoir de nouveaux potentiels d’actions. L’objectif est de les régénérer régulièrement pour le long terme et pas seulement d’organiser une forme de subordination. La nature même du travail va se transformer. La conception de nouvelles méthodes va entraîner la transformation des relations sociales.

Enfin, l’apparition d’une autorité de gestion, d’un management est censé incarner un projet collectif et en porter la responsabilité. On a besoin de penser les transformations du monde et pas seulement d’en consommer les ressources.

Au prisme de cette relecture historique, on comprend mieux l’origine des tensions d’aujourd’hui. Il s’agit d’une contradiction entre deux transformations opposées : d’un côté l’intensification de l’innovation qui fait porter des risques, et un inconnu de plus en plus fort sur les parties ; et de l’autre une transformation fondamentale de la représentation de l’entreprise depuis les années 1970 avec la théorie de l’agence (corporate governance) qui veut que l’entreprise se résume à l’organisation d’un ensemble de contrats. Un dispositif qui fait disparaître le collectif, en ramenant le tout à une entreprise de maximisation des intérêts des actionnaires avec des impacts sur la rémunération des dirigeants.

L’objectif de nos travaux est de savoir quels leviers permettront la création d’un modèle d’entreprise qui ne soit pas héritier du XIXe siècle, mais qui soit capable de comprendre la place de l’entreprise dans le monde d’aujourd’hui et de lui faire porter la puissance, les modes de gouvernance et les responsabilités.

Les équilibres des pouvoirs

Pour restaurer une gouvernance adaptée à l’entreprise, la principale voie de recherche, explorée depuis 30 ans, a porté sur la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) avec un ensemble de normes volontaires développées comme les labels, les codes de gouvernance, des dynamiques de reporting,  etc. Si elle a créé un contre poids théorique et doctrinal à la « corporate governance »,  elle reste cependant bridée par le cadre juridique. Ses limites apparaissent avec de multiples scandales industriels  y compris parmi les entreprises les  mieux reconnues en terme de pratique de RSE.

C’est un problème de fond : en ne donnant pas aux normes volontaires une portée  juridique, on ne déplace pas les équilibres de pouvoir. Sans exiger un engagement des actionnaires, on est incapable de défendre, sur le long terme, des engagements de responsabilité sociale. Le flou juridique va entraîner un nivellement pas le bas des initiatives de RSE. Les responsables RSE d’entreprise sont pris dans un étau d’injonctions contradictoires. Le seul argument qu’ils peuvent avancer auprès des actionnaires est que « çà crée du profit… ». Est-ce de la responsabilité sociale ou un nouvel axe stratégique ?

Une autre voie consiste alors à construire un droit adapté à l’entreprise.

De l’entreprise classique à l’entreprise à mission

Les travaux des Bernardins ont défriché, cette année, deux voies parallèles.

La première  consiste à concevoir une norme de constitution, qui affirme que les actionnaires ne sont pas les seuls à s’investir et qu’il faut reconnaître d’autres parties constituantes. On ne parle plus de la société, mais de l’entreprise avec le développement des dynamiques de co-détermination.

Cependant, cette voie-là ne semble pas pouvoir fonctionner seule et il faut discuter de ses limites. Par exemple, certains administrateurs salariés, estiment que la codétermination  ne change pas la représentation dans l’entreprise et ne permet pas de contrer des critères classiques d’évaluation.

La seconde voie est la construction de « normes de gestion » et l’entreprise à mission s’inscrit dans ce cadre-là. Pour reconstruire une capacité d’action du collectif, l’équilibre de pouvoirs doit s’accompagner d’une « régulation cognitive », c’est-à-dire d’une réflexion sur le projet collectif dont naît l’entreprise (et non la société commerciale). L’enjeu est donc celui de changer la représentation de l’entreprise pour y retrouver ce projet collectif. Pour cela, la proposition de l’entreprise à mission consiste à modifier la forme juridique de façon à inscrire la finalité de l’entreprise dans les statuts de la société. Elle peut ainsi poursuivre un objectif différent que la maximisation du profit.

Mais pour ne pas retomber dans les travers de la RSE, la condition de robustesse et de pérennité de cette mission est celle de l’exigence d’un engagement des actionnaires, qui se traduit ici par son inscription dans les statuts.

L’entreprise à mission est alors constituée de trois éléments :

  • une définition et une finalité qui peut être sociale et environnementale, mais aussi d’ordre technique ou scientifique, humain etc ;
  • l’engagement des actionnaires par l’inscription dans les statuts par une majorité qualifiée ou à l’unanimité ;
  • la mise en place de mécanismes de contrôle des dirigeants pour s’assurer que l’entreprise répond à sa mission.

Nous ne proposons pas un label, mais une nouvelle forme juridique permettra de contrôler un « standard » des conditions de gouvernance et d’assurer le respect de  la mission.

Quel est l’intérêt de l’entreprise à mission ?  La médiation entre management et actionnaires. Jusqu’à présent, il était facile pour les actionnaires d’aligner les rémunérations du management sur leurs intérêts propres. Il s’agit de définir, dans le statut, la finalité stratégique de l’entreprise et définir l’engagement des associées pour empêcher la variation de la finalité au fil des considérations (souvent financières) et de l’autre côté une dynamique de contrôle qui permet au management d’être lié à la mission définie dans les statuts.

C’est une définition des entreprises cohérente avec les enjeux contemporains. Elle permet un engagement plus crédible qu’avec les normes volontaires de type RSE sur le long terme et un projet d’ordre collectif. Cette définition vise aussi à outiller le dialogue social et permet de discuter de l’enjeu du pourquoi de l’entreprise. Elle autorise une forme d’autonomie du dirigeant sans lui laisser un blanc-seing absolu, mais définit son espace, sa latitude de dirigeant.

Une nouvelle forme juridique permettrait de contrôler un « standard » des conditions de gouvernance et d’assurer le respect de la mission.

Une proposition de modification de l’objet du Code civil existe aussi. Elle donne aux entreprises à mission la possibilité de devenir une catégorie précise. Il faut donc s’assurer que dans la définition générale, on précise que l’enjeu n’est pas que la maximisation du profit. Le rapport Notat Senard[4] devait proposer de faire apparaître clairement la notion d’entreprise : « la société doit être gérée dans l’intérêt de l’entreprise ». Il s’agit de faire de l’entreprise un objet de nature juridique et faire reconnaitre que l’intérêt de l’entreprise est autre chose que le débat sur l’intérêt social, et encore moins l’intérêt des associés.

Il nous semble intéressant de coupler les 3 propositions : une norme de constitution qui reconnaît que les actionnaires ne sont pas les seuls investisseurs ; un nouvel objet social pour les entreprises, qui reconnaît que société et entreprise ne sont pas la même chose et que l’entreprise porte des enjeux sociaux et environnementaux ; une catégorie spécifique pour les entreprises qui souhaitent aller plus loin (ne pas se contenter de la réglementation des impacts négatifs et pouvoir inventer les modes de gestion responsables de demain, c’est-à-dire inventer des nouvelles technologies vertes qui rendent obsolètes les technologies polluantes d’aujourd’hui). Là encore, la RSE n’est pas suffisante face aux enjeux planétaires d’aujourd’hui. Un engagement à innover serait un levier pour les entreprises à mission.

Notes

[1] Le Collège des Bernardins, dans le Ve arrondissement de Paris, propose un large éventail d’activités dans les domaines intellectuel, culturel et spirituel. Tout au long de l’année, formations, débats, séminaires de recherche et création artistique se répondent.

[2] Rapport d’Oxfam. Le document de l’association Oxfam intitulé CAC 40 : des profits sans partage, a été réalisé avec le Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (Basic)

[3] Blanche Segrestin et Armand Hatchuel -professeurs à Mines ParisTech- entendent interroger la notion même d’entreprise. Ils s’attellent à une définition de ce qu’est l’entreprise, de son essence, et de ce qu’elle devrait être au regard des défis socio-économiques actuels. Refonder l’entreprise, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2012, 128 pages.

[4] Le rapport « Entreprise et intérêt général » avait été confié à Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, en janvier 2018 par le gouvernement. In fine, il fut remis le 9 mars au ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, et contient 14 propositions raisonnables et susceptibles d’impulser une véritable dynamique de transformation de l’entreprise. Il sert de base à la loi Pacte. La transformation responsable des entreprises se trouve noyée dans la loi Pacte. Elle devait comporter un important volet sur la transformation, plus responsable, des entreprises… La loi Pacte permettra finalement des aménagements à la marge. Le Code civil sera bien modifié pour intégrer la prise en considération des impacts sociaux et environnementaux dans la gestion de l’entreprise.

 

Mis en ligne le 17 octobre 2018