Pour Michel Vakaloulis, il s’agit de mettre en convergence des constats que tout le monde fait. Deux acceptions du pouvoir existent : « le pouvoir sur quelqu’un (domination) et le pouvoir comme capacité d’agir. C’est la question du basculement du pouvoir dominationnel au pouvoir créateur qu’aborde l’ouvrage ».

« Macron Jupiter au pouvoir, la montée des démocratures, les GAFAM, le poids croissant du Wall street management… Ce livre arrive-t-il à contre temps ? s’interroge Hervé Sérieyx. Nous avons été sensibilisés par l’ouvrage de Roger Sue « La Contre société »[1]. Il décrit la transformation d’une société verticale, en une société de plus en plus horizontale avec des types de relations notamment associatives, avec l’irruption de « l’individu relationnel singulier », le propre définisseur de ses propres normes, de son propre système. En même temps on conforte, grâce aux réseaux sociaux, notre propre système avec d’autres personnes. On reste seul avec des réseaux que nous choisissons de façon privilégiée pour nous renforcer dans notre certitude. Nous ne sommes plus prédisposés à écouter ce qui vient du haut et à obéir.

Regardons également les problèmes liés à notre proximité sur la maille territoriale. Comment évoluent le monde associatif et l’engagement bénévole ? Selon des enquêtes IFOP, réalisées tous les 3 ans, de 2010 à début 2017, le nombre d’associations est passé le 1, 6 millions à 1,8 millions avec un nombre de bénévoles engagés qui passe de 11 à 13 millions notamment des jeunes, contrairement aux idées reçues. Les gens de 35 à 60 ans s’engagent aussi beaucoup. En revanche, le nombre de retraités diminue.

De la société verticale à la société de type associatif

Le mode associatif est terriblement vivant et s’organise localement pour traiter des problèmes de proximité de politique immédiate et non pas changer le monde. C’est du pouvoir politique partagé. Celui qui veut s’affirmer comme le chef est appelé à disparaitre.

On passe d’une société verticale et hiérarchisée à une société de type associatif. Il y en a de nombreux exemples en Bretagne. Mais un monde résiste à cette tendance : l’entreprise ».

Michel Vakaloulis développe ensuite la construction de l’ouvrage.

« La structure du livre est dialectique » explique-t-il. Dans la première partie, il est question de l’entreprise où on essaie de voir la prégnance des pouvoirs verticaux avec une centralisation des décisions émanant des sommets des entreprises.

Dans la seconde partie, il s’agit de mettre en avant quelques expérimentations de pratique du rapport social autrement que l’exercice du pouvoir vertical de forme autoritaire.

La troisième partie porte sur la crise de la politique et les nouvelles responsabilités  des politiques et notamment des élus pour assumer cette mutation sociétale du vertical vers l’horizontal, du hiérarchique au collaboratif, du fonctionnement de ceux qui mettent en mouvement, qui mettent en lien.

La première partie part d’un constat : il existe une grande évolution dans le monde l’entreprise dont les contours qui ne sont pas fixes sont à redéfinir, à rediscuter. C’est un monde en mouvement où il existe énormément d’évolutions : transformation sociologique du salariat, renouvellement générationnel des salariés, intellectualisation du travail, numérisation, place des femmes, féminisation du travail, nouvelles formes d’arbitrage ente vie privée et vie professionnelle. Les formes du capitalisme institutionnel changent.

Les types fordistes bougent énormément sous la pression des politiques libérales et sous la pression de la globalisation financière, sous la poussée des nouvelles formes d’individuation dont l’individualisme marchand est la partie la plus visible. Cette individuasition n’est pas forcément négative et peut aussi comporter des aspects positifs. Il y existe des nouvelles exigences pour réarticuler l’individuel et le collectif. Les jeunes aujourd’hui ne sont sans doute pas plus individualistes que l’ancienne génération. Ils le sont autrement. Ils sont aussi grégaires, via les réseaux sociaux,  que l’était la génération précédente. Il s’agit donc d’une mutation globale qui affecte la société, le champ du travail, l’entreprise et même les structures de l’intimité. Il y a une tendance à la publicisation du privé grâce aux médias et même indépendamment de la logique médiatique. Des récits de l’intimité entrent par effraction dans l’espace public et ils changent la structure des représentations des citoyens. C’est une donnée importante à prendre en considération y compris quand on veut recruter syndicalement des jeunes ou motiver les salariés au sein d’une entreprise. Il faut prendre en considération cette force magmatique des représentations qui vont de la perspective de la politique et des élus jusqu’à l’intimité.

Nous vivons un monde en mouvement sans en connaitre la direction. Où va la numérisation ? Quel type anthropologique va en découler ? Quel rapport à l’emploi avec notamment l’uberisation ? Marx disait, il faut en finir avec le salariat, mais dans L’idéologie allemande de 1845, il décrit l’avènement du communisme comme la suppression du salariat. Mais c’est autre chose que l’uberisation. Où va cette société ?

On ne peut pas commander l’entreprise à l’ancienne avec des méthodes tayloriennes qui annihilaient l’intelligence

Il y a aussi un problème de sens. Quelle est la valeur constitutive de cette mutation ? La valeur d’un individualisme marchand qui transforme l’homme en entrepreneur de sa vie ou la valeur d’une solidarité ou la valeur de la dignité de l’individualité qui dit : « Je suis formé, je vaux beaucoup de choses ».

Le mouvement de jeunes déclassés, et fiers de l’être, mettent en avant leur individualité pas forcément leur individualisme. Ils constatent le hiatus entre les désirs projetés et leur désir d’ascension sociale , entre leur désir d’intégration dans la société et ce qu’ils voient, ce qu’ils subissent. Il existe donc un problème de sens.

Dans l’univers de l’entreprise, les choses sont beaucoup plus contradictoires. On ne peut pas commander l’entreprise à l’ancienne avec des méthodes tayloriennes qui annihilaient l’intelligence. Dans le capitalisme post-moderne, des nouvelles technologies, le commandement ne peut pas se passer à travers l’ordre et commandement direct qui suppose le consentement car il faut recruter toute la subjectivité du salarié au service de la production y compris dans l’industrie lourde. La non qualité peut coûter l’avenir d’une filière, comme celle du nucléaire par exemple.  S’il n’y a pas la capacité de mobiliser toute la subjectivité humaine au service de la productivité, on ne peut pas gouverner une entreprise.

L’entreprise se retrouve face au défi de la gouvernabilité, c’est-à-dire qu’il s’agit de motiver, propulser la subjectivité humaine, d’accréditer la thèse que l’on est tous sur un même bateau, même si certains voyagent en première classe. Au-delà de ce discours d’affichage, cette volonté de motiver se trouve contredite par des politiques de l’emploi, de promotion, par les défaillances de la GPEC. Il y a un décalage entre ce que l’on projette de faire et la réalité des rapports de travail frappés par l’autoritarisme. La dictature de l’e-mail est épouvantable. Elle court-circuite les vrais rapports de travail.

La question aujourd’hui reste comment mobiliser le salariat ? A partir de quel objectif ? Comment résoudre la problématique de la gouvernabilité quand on connait une concentration du pouvoir entre les hautes sphères ?  La crise de 2009 a laissé des traces, dans la capacité du management de se démarquer du modèle d’antan : en prenant en compte tout cela, il faut recruter toutes les intelligences pour construire un vrai dialogue social au sein des entreprises au-delà des réflexes autoritaires du passé.

Peu de choses ont changé du côté des directions. Y a-t-il une autre façon d’envisager la gouvernance dans une entreprise ? le dialogue social ? et composer avec des acteurs institutionnels (y compris des syndicats). Il existe des potentialités  entravées qu’il s’agit de mettre en avant. Le syndicalisme est bien placé pour le faire à condition de faire un travail d’élargissement du champ du possible, d’avoir une politique syndicale offensive d’ouverture dans l’entreprise et son environnent.

La RSE devient pour les entreprises une nouvelle conception

Hervé Sérieyx : Michel Vakaloulis a présenté la façon dont se vit cette évolution de la verticalité, au partage horizontal. Dans le livre, nous avons analysé quatre systèmes ouverts comme le développement d’un territoire dans lequel tous les acteurs se mettent à travailler ensemble. C’est le cas de la Bretagne qui vit depuis longtemps en réseaux culturels, économiques, éducatifs, sanitaires et qui travaillent ensemble. (Ex des Vieilles charrues à Carhaix ou festival Interceltique de Lorient) où toutes les entreprises du coin sont sollicitées et  travaillent avec les écoles… C’est une mise en réseau de toutes les énergies de gens qui n’ont pas les mêmes opinions politiques, les mêmes métiers, les mêmes priorités, mais qui créent de la valeur sociétale ajoutée. Dans ce type de structures, il y a beaucoup de bénévoles qui font tout à fait autre chose que ce qu’ils font dans l’entreprise. Ils se réalisent dans la vie associative. Pour quatre raisons : besoin de sens appliqué ; sentiment d’utilité ; socialisation ; possibilité d’exprimer sa capacité d’amour…(Cette dernière s’exprime ainsi au Québec) tout ce qui est la gratuité, la folie…tout ce qui donne du goût à la vie.

Dans une définition de la nouvelle entreprise, il y a surement une partie cosmétique. Emanuel Macron, dans sa volonté de redéfinir l’entreprise, ne fait que reprendre les mots de Larry Flinck patron de Black Rock le plus grand gestionnaire d’actifs du monde avec 6 000 milliards de dollars : l’entreprise doit montrer des résultats financiers mais aussi contribuer à la société.

Dans une définition de la nouvelle entreprise, il y a surement une partie cosmétique

La RSE devient pour les entreprises une nouvelle conception de la façon de fonctionner. Elle devient un thème porteur notamment pour celles qui sont intégrées sur un territoire. Ce sont les entreprises bretonnes qui ont initié la philosophie de l’économie circulaire. Les déchets de l’entreprise servent de matériaux d’engrais pour les autres entreprises. Cette philosophie transforme peu à peu la mentalité des citoyens.

Pour le directeur général de Dassault System : « Le cycle d’une innovation s’est établi à cinq ans, le cycle humain d’adoption d’une nouveauté  reste de l’ordre de 25 ans ».

Le passage en association développe une personne avec la philosophie du bien commun et de l’intérêt général. Mais il faut être attentif à l’instrumentalisation.  On refuse que des bénévoles fassent de la présence dans les Ehpad où on a besoin de salariés professionnels.

Envisager une autre manière de gouverner l’entreprise, un autre management

Michel Vakaloulis revient sur la question des pouvoirs, il faut ouvrir des fenêtres d’opportunité pour envisager autre chose. Faire une autre politique et faire de la politique autrement. Avec quels moyens ?

Il faut partir du fait que le pouvoir n’est pas homogène y compris le pouvoir vertical.

Le champ politique, celui de l’entreprise et les champs associatif ne sont pas identiques. Il y a des phénomènes de pouvoir même dans l’horizontalité. Le fonctionnement désorganisé peut induire des formes de domination ne serait-ce que par la facilité pour certains de prendre la parole ou la disponibilité de temps. D’après mes recherches le pouvoir n’a pas foncièrement changé depuis 2007/2008, même s’il existe certaines expérimentations. Ces entreprises ne sont pas en apesanteur par apport à l’évolution sociétale. Les mutations de la société se répercutent dans le champ de l’entreprise et du pouvoir dans l’entreprise y compris dans sa capacité de se reproduire dans le temps.

Dans l’engagement se jouent des valeurs, le rapport à la construction de soi à l’utilité sociale. Les phénomènes de désengagement peuvent prendre plusieurs formes comme quitter l’entreprise. Dans une enquête sur les jeunes diplômés, la moitié disait ne plus vouloir être salariée dans 10 ans. L’idée de sortir du salariat oppressif, sans espace d’autonomie pour réaliser leurs projets était forte. Ils préfèrent gagner un peu moins et avoir du sens dans le travail. Comment se projeter dans une entreprise quand on sait que l’on va partir très tard à la retraite ?

L’engagement peut être multiforme avec un caractère intermittent. Le coup par coup caractérise l’engagement des jeunes. Il est friable, mais associé à la notion de plaisir. (Ex : Génération précaire et Jeudi noir). Il existe une modularité, une fragmentation des formes d’engagement qui contribuera difficilement à l’accouchement d’une nouvelle société.

Enfin il y a une fragilisation des corps intermédiaires (réforme des IRP). Il y a une soustraction des pouvoirs d’autonomie par en haut, mais aussi par en bas. Ainsi, les comités d’entreprises ne sont pas connus…Comment les corps intermédiaires peuvent jouer leur rôle aujourd’hui dans ce nouveau contexte ? Un syndicalisme offensif et réflexif s’impose. Il faut établir un rapport de force, mais aussi un rapport de sens. Il faut envisager une autre manière de gouverner l’entreprise, un autre management. Dans les CE gérés par les organisations syndicales, les mêmes problèmes sont répercutés.

[1] La contre société » éditions les Lines qui libèrent. Roger Sue est professeur à la faculté des sciences humaines et sociales, Université René Descartes-Paris 5 et directeur du département des sciences de l’éducation.

Mis en ligne le 23 octobre 2018