LEA : Patrick Soulier(*), vous avez écrit un livre intitulé « Éradiquer la pauvreté ». Pour quelles raisons avez-vous décidé de traiter ce sujet en lien avec l’entreprise ?

Cette question, je me la pose depuis une trentaine d’années à la suite de ma participation au congrès des cent ans de la CGT en 1995. Je ne sais pas si je dois mon « réveil syndical » à cette participation ou si je dois cette participation à mon « réveil syndical ». J’ai été perçu par les militants du syndicat de la fédération des activités postales et de télécommunications d’Ille-et-Vilaine comme susceptible de valoriser cette présence au congrès, j’étais trésorier de la section « cadres » à l’époque et je participais régulièrement à la réunion de la section du CNET Rennes tous les quinze jours, le lundi.

J’ai vu mes parents peiner à boucler le mois, ma mère pleurer. Je les ai vu vivre mieux après les accords de Matignon qui ont impulsé une augmentation importante des salaires, les années 1970 ont été un véritable renouveau de vie pour mes parents. Pour moi, la pauvreté n’est plus un fléau venu de nul part.

Avec le « statut du salarié » décliné dans les repères revendicatifs de la confédération, la CGT a construit un cadre national qui généralise les revendications fédérales de grilles des salaires. À France Telecom, nous vivions la réforme des PTT mise en route par Paul Quilès sous le gouvernement de Michel Rocard – celui-ci pensait d’ailleurs que France Telecom était déjà sous statut privé en 1990. À l’époque, j’étais totalement plongé dans la question du statut du salaire comme tous les collègues – doit-il embarquer la gratification de l’engagement et de la manière de servir ?

Les repères revendicatifs de la CGT décrivent une distribution des salaires qui rémunère la qualification et l’expérience à partir du SMIC calculé sur un budget individuel minimum pour permettre la participation pleine et entière aux fruits de l’activité économique du pays. À partir du SMIC attribué à toute personne qui travaille sans qualification et sans expérience, chaque niveau de qualification est rémunéré 20 % plus élevé que la rémunération précédente sans expérience et quel que soit le niveau, une carrière pleine doit doubler le salaire initial. De plus, la retraite peut être prise à 60 ans et est indexée sur le salaire.

En calculant la distribution des salaires par les besoins seulement, on fait l’impasse sur ce qui est disponible à distribution et sur ce qui doit être collecté pour développer les outils de production de manière à rendre la production plus efficace (produire de façon adaptée aux besoins) et plus efficiente (produire avec sobriété des ressources dépensées).

Les réformes des retraites m’ont amené à lire Friot sur les enjeux des salaires et des retraites. Le message que je retiens de lui : la propriété de la valeur ajoutée doit être reconnue aux collectifs de travail. Et ce message a raisonné avec la lecture du livre de Blanche Segrestin et Armand Hatchuel (Refonder l’entreprise) qui avait été présenté à l’Ugict.

Pour moi, « éradiquer la pauvreté » ne peut pas être qu’une question de pouvoir d’achat. Les politiques de pouvoir d’achat orientées à droite ne sont pensées qu’en terme de revenu net et d’exonérations sociales ou fiscal. Les politiques orientées à gauche prennent en compte une protection sociale, mais insuffisamment pour financer les besoins et insuffisamment le fonctionnement de l’État pour lui permettre de ne faire appel au crédit que pour investir dans le développement. La gauche est trop silencieuse sur l’investissement.

Refonder l’entreprise pour reconnaître la valeur travail sans spolier la propriété et en développant l’outil de production et la santé de chacun, voilà le cadre que je me suis fixé. « éradiquer la pauvreté » pose une question systémique.

 

LEA : Pourquoi aborder ce sujet maintenant en pleine crise sanitaire ?

Je venais d’avoir 20 ans quand le chancelier ouest-allemand Helmut Schmidt, le 3 novembre 1974, a énoncé son fameux slogan, le théorème de Schmidt « Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Comme le montre le baromètre annuel de la CGT, on a eu les profits, mais les investissements envisagés sont partis en dividendes et les emplois ne sont jamais venus.

Depuis les années 1990, exonérations sociales et fiscales se sont multipliées, les « aides aux entreprises » sont de plus en plus importantes et la pauvreté est toujours là. La crise sanitaire a accentué ses aides et, avec le chômage partiel, l’État s’est carrément substitué aux employeurs pour assurer les salaires. Le marché n’a pas la robustesse suffisante pour sécuriser la société, il est incapable de satisfaire tous les besoins.

 

LEA : Vous proposez de démocratiser l’entreprise. Qu’entendez-vous par là et comment le faire ?

Pour la plupart des syndicats de travailleurs, la présence de salariés dans le conseil d’administration constitue une avancée vers la démocratie dans l’entreprise. Mais le conseil d’administration est un organe de la société d’actionnaires et les salariés ne peuvent y entrer que comme des invités. Les voix des membres d’un conseil d’administration s’appuient sur le volume des portefeuilles qui les ont mandatés. Les salariés n’ont aucune légitimité à en être.

Les travaux du Collège des Bernardins ont montré que l’entreprise n’appartenait à personne. Comment doit-on organiser la conduite de l’entreprise ?

Le patrimoine de l’entreprise est constitué par les fonds propres : le capital social apporté par les actionnaires et confié à la société d’actionnaires ; l’ensemble des reports à nouveau apportés aux fonds propres par le collectif de travail au fil des exercices.

Les fonds propres constituent autour d’un tiers des ressources de l’entreprise nécessaires pour financer ses actifs, les outils de production. À chaque exercice, le collectif de travail dégage les profits qui permettent de réparer ces actifs (amortissements), de rembourser les dettes qui ont complété les fonds propres en ressources et de produire le bénéfice susceptible de conforter les fonds propres.

Ce qui fonde le pouvoir sur l’entreprise, c’est la contribution de chacun. La société d’actionnaires finance le capital social, le collectif de travail finance le reste. Le gouvernement de l’entreprise doit être confiée à un conseil d’entreprise constitué par la représentation de la société d’actionnaires et du collectif de travail en proportion de leur contribution financière. Si le capital social représente K % des ressources, la représentation de la société d’actionnaires doit être de K % et celle du collectif de travail de (1 – K %).

La désignation des représentants donnerait lieu à deux élections : celle des représentants de la société d’actionnaires serait une élection censitaire fonction du portefeuille de chaque actionnaire ; celle des représentants du collectif de travail serait une élection individuelle en trois collèges : les employés, les cadres et les dirigeants. Je retiens la définition du cadre donnée par l’Ugict CGT : le niveau de qualification, l’impact sur le travail des employés, l’autonomie du contenu de leur travail.

Bien sûr, les fonctions de président et celle de directeur général devraient être obligatoirement séparées, plus de PDG mettant le travail au service du capital. Le directeur général aurait la responsabilité sociale du projet d’entreprise qui doit être écrit et validé par la société d’actionnaires et le collectif de travail en conseil d’entreprise. Le directeur général présiderait le collectif de travail.

LEA : Votre deuxième axe est de démarchandiser le travail. Comment voyez-vous cela ?

Tous les citoyens contribuent directement ou indirectement à la richesse du pays produite chaque année selon sa qualification et son expérience. Chacun apporte sa qualification qui constitue une première garantie de moyens susceptibles d’être mis au service d’une œuvre collective. Par sa contribution effective à une œuvre collective, chaque citoyen améliore son expérience et conforte sa qualification.

À tout moment, chaque citoyen peut améliorer sa qualification qui n’est pas figée à vie par la formation initiale. Grâce à la formation continue ou en faisant reconnaître par son employeur et l’institution académique les acquis de son expérience (validation des acquis de l’expérience), chacun peut toujours augmenter le niveau de sa qualification.

Qualification et expérience sont les deux dimensions qui doivent être valorisées dans la distribution du produit de son travail. Le panier distribué à tous les citoyens est bien constitué par l’ensemble des valeurs ajoutées produites au sein des collectifs de travail, à savoir le PIB dans sa totalité.

  • Cinq niveaux de qualification (niveau inférieur au Bac, Bac, Licence, Master et Doctorat) sont valorisés par un salaire initial supérieur de 20 % du niveau inférieur, le salaire initial du premier niveau étant calculé en fonction du PIB ;
  • L’expérience est valorisée par le doublement du salaire initial pour une carrière complète entre 18 et 60 ans, le salaire évoluant chaque année tout au long de la carrière ;
  • Une retraite fige le salaire au niveau atteint à 60 ans, mais n’empêche pas de mettre son activité au service d’une collectivité.

Certains citoyens font plus que les autres, ils méritent une gratification. Mais celle-ci ne peut être figée ad vitam aeternam dans le salaire, mais réévaluée à chaque distribution au travers d’une prime. L’attribution d’une prime est un acte de gouvernement de l’entreprise et mesure l’apport aux fonds propres du travail. Une fois le report à nouveau mis en fonds propres décidé par le conseil d’entreprise, le reste du bénéfice est partagé en dividendes et en primes.

La source des gratifications est bien le bénéfice. La mise en fonds propres décidée en conseil d’entreprise, le reste est partagé entre dividendes pour la société d’actionnaires qui les distribue selon le portefeuille de ses membres et primes pour le collectif de travail distribuées selon la politique de conduite du travail mise en place par la direction (soumise au rapport de forces qui règne au sein du collectif de travail). La part des dividendes est celle du capital social dans les fonds propres avant l’exercice courant.

Ce n’est plus l’employeur qui paie un salaire, c’est « le travail » qui gratifie « le capital ».

Reconnaître la propriété du collectif de travail sur le profit apporté à l’entreprise ne spolie en rien la propriété de la société d’actionnaires ou de l’entrepreneur sur le capital social. Les personnes qui détiennent du capital bénéficient de leur part au travail national comme tout citoyen, en fonction de leur qualification et de leur expérience. La rémunération de leur capital est de l’ordre de la gratification.

LEA : Et le revenu universel ?

Le revenu universel est venu sur le devant de la scène lors des Présidentielles de 2017 avec la proposition phare de Benoît Hamon. Le revenu universel d’existence, proposition emblématique du programme de Benoît Hamon, a connu plusieurs aménagements et revirements, depuis sa version initiale présentée en septembre 2016, elle évoquait à terme 750 euros par mois pour tous les Français

Génération libre, think tank libéral fondé par Gaspard Koenig défend le revenu universel baptisé « socle citoyen » – un crédit d’impôt d’environ 500 €, versé chaque mois à tout résident français.

Remplaçant toute aide sociale, ce revenu de 500 € ou de 750 € ne change rien à la présence de la pauvreté dans la société française. Le revenu universel ne permet pas d’éradiquer la pauvreté. Par contre, avec la distribution du PIB aux citoyens selon leur qualification et leur expérience, il permet de resserrer l’éventail des salaires et de faire en sorte que le salaire minimum ne baisse jamais quand le PIB baisse comme en 2020 à cause de la crise sanitaire. Le salaire universel est un système de distribution robuste qui sécurise la distribution du PIB à chacun tout en préservant les capacités d’investissement.

Avec un revenu universel de 250 € et le PIB de 2019, la répartition assure un salaire brut compris entre 1 953 € et 7 313 €, la médiane et la moyenne sont très proches.

La cotisation d’un tiers du salaire brut assure le même profit qu’aujourd’hui à l’économie française et la cotisation de 12 % permet de financer les dépenses de santé, seul risque qu’il est nécessaire de financer avec ce système. L’éventail des salaires produit permet des cotisations proportionnelles.

On ne peut éradiquer la pauvreté sans éradiquer la richesse issue du salaire. Le profit de 777 Md€ dégage 300 Md€ de bénéfice, soit, avec 1/3 mis en fonds propres, 200 Md€ de capacité à distribuer des gratifications. Supposons que 5 % de la population en touche, cela fait près de 76 000 € de gratification. Les primes génèrent 38 000 € en moyenne pour 5 % des membres, mais peuvent être plus largement distribuées suivant la politique d’animation du collectif et, bien sûr, le rapport des forces en présence dans le collectif de travail. Quant aux dividendes, le patrimoine est tellement inégale distribué que les dividendes assureraient toujours de très hauts revenus à quelques-uns.

Les gratifications issues du bénéfice ont déjà contribué au profit et à la santé grâce aux cotisations sur les salaires. L’utilisation des profits est à la main du conseil d’entreprise. Le budget de la santé est à la main du conseil de la sécurité sociale élu et indépendant de l’État. La santé doit être préservée de toute conjoncture étatique.

L’État exécute la politique du gouvernement et se finance à partir de la taxation sur les héritages (0 % jusqu’à la valeur du patrimoine médian courant par parent, puis progressivement jusqu’à 100 % à partir de trois fois cette valeur par exemple), puis un impôt progressif sur la somme du salaire, des primes et des dividendes. Le budget de l’État est voté chaque année au Parlement.

LEA : Comment mettre en place ce que vous préconisez ?

Le « grand soir révolutionnaire » m’est toujours apparu comme un risque qu’il faut à tout prix éviter à la société en apportant des solutions pertinentes aux défis qui se présentent. Il faut convaincre pour les rendre acceptables. Le grand soir ne se fabrique pas, c’est un cataclysme qui emporte les sociétés bloquées.

Actuellement, toutes les décisions sont prises par des individus qui ne cherchent qu’à développer leur patrimoine. Il n’y a aucune raison pour que l’intérêt privé réponde au besoin de tous. La démocratisation de l’entreprise et la levée du secret sur ses résultats financiers sont les deux leviers sur lesquels assoir la conviction :

  • la connaissance de la valeur ajoutée permet de reconnaître ce qu’apporte le collectif de travail et la place qui lui est due en matière de décisions ;
  • la connaissance du capital social par rapport aux fonds propres et aux ressources permet d’évaluer ce qui est dû à la société d’actionnaires en matière de propriété financière et de son poids dans le pouvoir de décision.

Quant au modèle de répartition du PIB susceptible de transformer la domination de l’emploi sur le travail, il constitue un système de référence pour une émancipation du travail plus robuste que la simple défense du pouvoir d’achat.

La démocratisation de l’entreprise constitue une proposition de réforme systémique de la structure productive, un programme de révolution copernicienne de l’outil de production.

Dans l’immédiat, chacun pourrait évaluer ce qu’il donne au développement du pays et le comparer à ce qu’il en retire effectivement : une plateforme libre d’accès pourrait permettre d’afficher le salaire calculé en fonction de la qualification et de l’âge. Ce calcul serait réalisé avec les paramètres économiques de chaque entreprise et au niveau macro-économique, et les valeurs démographiques de qualification et d’âge des citoyens alimentés par l’Ined, l’Éducation nationale et l’Insee.

 

(*) Patrick SOULIER est ingénieur dans l’industrie des télécoms et ergonome. Il a représenté l’Ugict-Cgt à la Commission du Titre d’ingénieur et est membre du comité paritaire régional Bretagne de l’APEC. Son livre « Eradiquer la pauvreté a été publié en avril 2021.

Mis en ligne le 22 décembre 2021