Romain Guerry,

Directeur des affaires publiques

du groupe VYV

 

« J’ai en charge le lobbying pour le groupe VYV[1] qui se concentre sur 4 métiers principaux : les soins dans les hôpitaux, les centres de santé, et centres dentaire soit 25 000 employés, médecins, infirmières… Mais VYV, c’est aussi l’assurance complémentaire santé, la mutuelle d’épargne, la prévoyance et le logement.

Nous avons donc à faire avec le législateur européen. Par exemple : dans le domaine du droit à la concurrence, l’échelon européen domine l’échelon français. En revanche, dans le domaine de la santé pure, la compétence nationale s’impose.Donc, selon nos activités, nous devons réaliser un « panachage » du niveau européen et du niveau français.

Nous dépendons directement de l’Europe, sur plusieurs secteurs, par exemple pour la protection du consommateur, pour la régulation de nos activités d’assurance et financières etc. Secteurs auxquels s’ajoutent de nouveaux domaines comme la question des données avec la protection des données personnelles, données de santé. Et encore, plus nouveau et plus difficile à appréhender, les questions liées à l’intelligence artificielle.

Corriger 30 ans de dérégulation des entreprises non lucratives

La régulation européenne pèse sur le modèle d’entreprise. Nous menons un plaidoyer à Bruxelles pour essayer de corriger 30 ans de dérégulation des entreprises non lucratives.

La législation européenne a contribué à déconstruire, point par point, tous les avantages dont bénéficiaient les mutuelles depuis le début du XXe siècle. Ainsi, les mutuelles, en tant qu’entreprises de droit privé, non lucratives, bénéficiaient de subventions. Elles n’en bénéficient plus. Elles disposaient de mise à disposition de personnel, de mise à disposition de locaux et de marchés réservés. Toutes ces spécificités ont disparu. Tout ce qui s’apparentait à une aide d’Etat a été supprimé. Des arrêts de la Cour de justice européenne, en 1990 puis en 1995, ont conduit à la disparition du cadre législatif patiemment mis en place tout au long du XXe siècle. Les mutuelles ont été soumises à l’impôt sur les sociétés, comme les autres. En 10 ans tout a été remis en cause. Conséquence : elles perdent un point de part de marché par an. Cette évolution n’est pas acceptée par nos adhérents et nos dirigeants.

Des arrêts de la Cour de justice européenne, en 1990 puis en 1995, ont conduit à la disparition du cadre législatif patiemment mis en place tout au long du XXe siècle.

Notre objectif est de retrouver des marges de manœuvre. Nous avons édité un rapport inédit sur ce sujet : « Le but non lucratif dans l’UE » de Laetitia Driguez (maitre de conférence à l’Université Paris 1) qui envisage des voies pour redonner de la liberté, du pouvoir d’agir à nos entreprises.

Nous considérons que c’est un des deux grands piliers du modèle mutualiste avec la gouvernance démocratique. Nous construisons des alliances avec des associations, des fondations pour mener un lobbying intense auprès de la direction de la concurrence de la Commission et d’ autres directions telles qu’Emploi ou Croissance.

Introduire des spécificités et des droits mutualistes dans la régulation.

Pour tout le reste, nous essayons d’introduire des spécificités et des droits mutualistes dans la régulation. Par exemple, nous avons réussi à faire intégrer le mot mutualiste dans le règlement qui encadre la mission du régulateur européen des assurances (EIOPA). On espère que cela va nous donner plus de poids.

En ce qui concerne les directives assurances, les deux niveaux ne sont pas contradictoires. En 1990, les directives stipulent que pour exercer le métier d’assureur, au sens de l’Union européenne, vous devez respecter des critères qui sinon auraient poussé les mutuelles hors du marché, pour une activité qu’elles pratiquent depuis le XIXe siècle.

Notre question : peut-on faire de l’assurance avec un statut privé à but non lucratif ? Au moment où les directives assurances entrent en application au début des années 1990, la réponse est encore oui.

L’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) de 1995 (Arrêt FFA) qui casse le modèle mutualiste a mis 15 ans à entrer en application dans le droit français. Une entrée heureusement progressive sinon cela aurait entraîné une forte  disparition des mutuelles. Mais aujourd’hui, nous constatons que ne pouvons plus exercer nos activités dans un cadre purement non lucratif si nous ne bénéficions pas d’avantages visant à compenser notre moindre compétitivité liée justement à ce modèle non lucratif qui vise à inclure tous les publics et tous les territoires. Mais le point principal est qu’il nous  faut maintenant retrouver des marges de manœuvre pour compenser ce handicap structurel fondamental qui est le nôtre : à savoir l’impossibilité juridique de lever des capitaux propres « gratuits » puisqu’une mutuelle ne peut pas émettre des actions pour se financer contrairement à une société par actions. Cette capacité de financement par émission d’action permet à nos concurrents assureurs lucratifs d’être compétitifs pour conquérir des marchés en France ou à l’international, ou renforcer leurs fonds propres.

Le cadre européen nous considère même comme des entreprises  lucratives en terme de droit de la concurrence

Ce handicap avait été compensé pendant des années par l’absence d’imposition sur les bénéfices réalisés (absence d’impôt sur les sociétés),  le bénéfice étant réinvestit auprès des adhérents ou pour créer des hôpitaux, des Ehpad…

En 1995, la CJUE donne le coût d’arrêt. Les mutuelles sont considérées comme des entreprises comme les autres. Le cadre européen nous considère même comme des entreprises  lucratives en terme de droit de la concurrence (aides d’Etat)

Une source d’espoir apparaît en 2011. La même cour de justice saisie par des coopératives italiennes (arrêt Paint Graphos de 2011[2]) reconnaît que les coopératives peuvent bénéficier d’avantages fiscaux, d’aides d’Etat parce qu’elles n’émettent pas d’actions  et ne peuvent pas lever de capital. Un arrêt de la Cour de justice européenne (CJUE) qui nous redonne de l’espoir quant aux marges de manœuvre,  à condition qu’il soit adapté au cadre mutualiste sans contrevenir au traité de l’UE en matière d’aide d’Etat.

En conclusion, et c’est point tout à fait nouveau, nous demandons l’application d’un arrêt identique pour les mutualités afin qu’elles puissent elles aussi lutter à armes égales face aux sociétés par actions.

Quelle est l’articulation entre le droit national et les traités européens ?

C’est compliqué. La santé stricto sensu n’est pas du domaine de compétences de l’Union. L’Union ne nous dit rien sur ce qu’il faut faire de nos hôpitaux, en revanche le droit de la concurrence est à 100 % de la compétence européenne.

Mais depuis quelques temps, l’Union élargit son rôle, notamment par l’angle de la protection du consommateur et tire le fil de la santé environnementale. Ce qui nous permet de disposer des réglementations parmi les plus avancées au monde sur les cancérigènes, mutagènes et proto toxiques…

Malheureusement, le lobby des fabricants de pesticides a tout fait pour que cette directive n’entre pas en application jusqu’à l’année dernière, torpillant la définition de perturbateurs endocriniens. Au départ, l’UE ne s’était pas penchée sur le domaine.

Sur le plan social, le Socle européen des droits sociaux (SEDS) a été défini à Göteborg en 2017. L’union s’en est emparée, même si ce n’est pas dans sa compétence pure. L’UE essaie ainsi de contrebalancer par un pilier social les effets du marché unique, une tentative de rééquilibrage entre l’Europe sociale et l’Europe économique. Elle essaie de le faire, mais par petits bouts, par un produit d’épargne, par un peu de fonds social, par l’autorité européenne du travail, par une directive sur les congés paternité…

Le groupe VYV soutient ce socle européen des droits sociaux et souhaite qu’il aille le plus loin possible. Un manifeste a été rédigé là-dessus. On aimerait que le SEDS transpire dans toutes les politiques de l’Union, que le socle influence le budget et les politiques externes de l’Union et soit intégré dans le Fonds social européen (FSE). On a beaucoup plus un rôle à jouer dans l’Europe de Göteborg (social) que dans l’Europe de Lisbonne (économie).

En fait, l’Europe n’était pas sur le social mais elle y était quand même, par le biais de la régulation de la politique économique et budgétaire (zone euro) dans ce qu’on appelle le semestre européen, c’est à dire le dialogue entre la Commission européenne et les Etats nationaux. La Commission fait des recommandations, même si ce n’est pas de sa compétence et l’Etat lui répond. Elle estime ainsi garantir la stabilité économique et monétaire de l’Union.

Le Socle européen des droit sociaux est fondamental parce qu’il peut rééquilibrer un pouvoir trop fort sur le budgétaire et le monétaire. Des indicateurs sociaux ont ainsi vu le jour (social score board).

On espère que cette politique rééquilibrera l’Europe.

Le Socle européen des droit sociaux est fondamental parce qu’il peut rééquilibrer un pouvoir trop fort sur le budgétaire et le monétaire

Cependant la construction européenne reste très institutionnelle. Il n’y a pas de place pour le dialogue direct, si ce n’est les consultations.

Le socle européen des droits sociaux fait entrer des acteurs tiers dans la réflexion : la société civile active : le handicap, la petite enfance, la protection de la jeunesse, la lutte contre l’exclusion etc.

Maintenant, il faudrait inventer une nouvelle gouvernance. Notre manifeste plaide pour une gouvernance multipartite du socle européen des droits sociaux qui ne peut pas se résumer à un simple dialogue bilatéral entre un Etat et la Commission avec quelques partenaires sociaux privilégiés. Si on n’élargit pas la focale, le socle va échouer comme dispositif.

Il n’y pas de réponse positive à court terme

En ce qui concerne la concurrence, les dispositifs collectifs, historiques sont entrés, nous l’avons vu, en opposition frontale avec cette conception du droit de la concurrence européenne mais aussi français. Le droit français comportait des articles qui ont été annihilés par le droit européen. C’est une conception binaire qui ne considère pas l’entreprise pour ce qu’elle est : association de loi 1901, mutuelle régit par le code de la mutualité, une coopérative d’ouvriers ou encore une fondation.

Cet « être » n’a pas d’importance pour le droit européen de la concurrence. C’est un seul et même modèle. Seul le « faire » compte pour le droit européen. Quand vous travaillez sur un même domaine, vous êtes tous considérés au même titre que les autres, même si vous ne redistribuez pas de profits. Une association qui fait de la réinsertion de Roms en Roumanie, à partir du recyclage de vêtements, perd ses subventions à partir du moment ou une entreprise commerciale s’installe sur ce marché et que la subvention est donc considérée comme une aide d’Etat contraire au droit de la concurrence. Ce dispositif a déconstruit des années d’avancées sociales. Il n’ y pas de réponse positive à court terme à moins de modifier l’article 54 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) et l’article 107 sur les aides de l’Etat. C’est titanesque.

Le lobbying très lourd des mutuelles européennes pour obtenir un statut européen n’a jamais abouti »

 

[1] Le Groupe VYV est formé le 13 septembre 2017 suite au rapprochement entre la MGEN, la MNT, a MGEFI, la MAEE, Harmonie mutuelle et leurs mutuelles partenaires : Harmonie Fonction publique, la MMG, Pavillon Prévoyance, Agrume, HSM, la MASFiP, la mutuelle des Douanes, la mutuelle de l’Insee et l’UMR (source Wikipedia).

[2] http://curia.europa.eu/juris/liste.jsf?num=C-78/08&language=fr

Mis en ligne le 26 novembre 2019