S’appuyant sur son expérience de consultant-formateur en entreprise de plusieurs décennies, Gilles RINGENBACH a soutenu sa thèse portant sur une mise  à distance critique des formations comportementales, le 2 févier 2021 à l’université d’Evry. Jean-François BOLZINGER, Président de l’institut de l’Entreprise Alternative, l’a interviewé.

 

JFB – Comment définis-tu la formation comportementale en entreprise ? 

 

GR – Ta question appelle deux éléments de réponse. Il me faut d’abord dire quelques mots de la spécificité des formations dites comportementales. Je n’ai pas l’espace ici pour de longues considérations à ce sujet. Néanmoins, comme je le développe plus amplement dans ma thèse, je retiens trois caractéristiques fondamentales qui déterminent la nature de ces formations : psychologisation, non-contextualisation et individualisation. Ces trois caractéristiques procèdent les unes des autres tout autant qu’elles sont étroitement intriquées entre elles.

 

J’entends par psychologisation, le fait d’analyser et de réduire les problèmes des rapports des individus avec leur travail, leurs collègues, leurs subordonnés ou leur supérieur hiérarchique, dans l’entreprise globalement, par des explications psychologiques ou du moins à teinture psychologisante. Les rapports sociaux ne sont traités qu’à la seule dimension des rapports interpersonnels ou strictement personnels Nous sommes donc loin d’une approche sociologique, encore plus d’une approche sociopolitique.

 

Ainsi est absente, dans ce type de formations, par exemple au management, toute considération relative à l’aspect systémique des rapports de pouvoir dans l’entreprise, qui sont ainsi occultés parce que naturalisés ou, si tu préfères, ne pas en parler revient à les naturaliser. Est évacuée toute prise en compte de contingences d’ordre interne (ou externe). Ceci est particulièrement probant dans le cadre d’une formation intraentreprise. Ces deux exemples mettent déjà en relief le deuxième aspect de ces formations : la non-contextualisation.

 

J’en viens à l’individualisation. Dans les formations de cette nature, toute problématique socio-politique est rabattue sur celle de « l’individu ». Il ne s’agit plus de changer la réalité supposée incontestable, mais de réaliser le changement de soi afin de se conformer à des normes correspondant à des dispositifs organisationnels. Or, il est établi que les structures conditionnent en grande partie les comportements. Ne sont ni discutés, ni traités dans ces formations, les mécanismes d’interdépendance qui unissent les relations de travail et les règles du jeu dans l’entreprise privée, capitaliste. Au sein de l’entreprise, où se déploient le management et les formations comportementales, l’analyse des comportements ou les comportements comme catégorie, sont appréhendés de façon dissociée des règles qui régissent l’espace socio-productif.

 

Je passe maintenant au 2ème point de ma réponse qui pose la place des formations comportementales dans l’entreprise. On peut considérer que le mouvement de l’individualisation des carrières lancé au début des années 1980, a été accompagné, entre autres, par ces formations dont on peut observer l’essor à partir de cette même période. Ces formations s’encastrent dans les nouvelles formes de management – direction participative par objectif, évaluation individuelle des performance, autocontrôle etc.-, lesquelles s’appuient sur des aspirations surgies dans le monde du travail et l’entreprise, après les mouvements sociaux de la fin des années 1960 : souhait d’autonomie, prise de responsabilités accrue dans et sur le travail, sens porté à ce dernier, remise en cause des hiérarchies verticales. L’efficacité de ce nouveau management tient au fait qu’il fait surtout appel aux « affects », à la mobilisation des subjectivités et c’est en grande partie ce qui sous-tend les formations comportementales. Tendant à être dispensées dans toutes les catégories de salariés, elles s’adressent encore largement à un segment particulier du salariat : les managers de proximité.

 

JFB – Pourquoi as-tu choisi ce sujet pour ta thèse ?

 

GR – Là encore, une réponse en deux points. Compte tenu de ma sensibilité politique, de mon intérêt pour la sociologie du travail d’une part et, d’autre part, au terme de 31 ans de vie professionnelle en tant que consultant-formateur dans ce type de formations, j’ai trouvé nécessaire de procéder à une mise à distance critique de ces formations pour en révéler le caractère doxique sous-jacent qui n’est ni plus ni moins que celui du néolibéralisme et sa vulgate managériale. J’ai donc décidé de partir de ma propre expérience d’homme de terrain, de praticien, en pensant que c’était la meilleure façon de trouver un angle précis, inscrit dans une critique des rapports sociaux dans l’entreprise capitaliste. Ma seule ambition était d’apporter une contribution à la sociologie critique.  Du reste, ma thèse, soutenue le 2 février dernier, porte le titre suivant : «  Contribution à une analyse critique des rapports de domination dans l’entreprise – le cas des formations comportementales à l’adresse des managers de proximité, dans le cadre de la formation professionnelle continue ».

 

2ème point. Je pense aussi au mot « démystification ». En effet, on peut noter une certaine habileté dans la didactique qui caractérise ce type de formations : leur contenu recèle généralement un dosage optimum d’apports, d’outils qui sont loin d’être dénués d’intérêt bien au contraire, mais judicieusement alliés à cette sollicitation des subjectivités, présentée elle-même comme un outil, le tout habillé d’une approche qui se veut parfois philosophique et morale, voire scientifique. Pour peu que certains modules intègrent des séquences de « développement personnel », on a toute raison de s’interroger sur la finalité de ce genre de stages dans le cadre de l’entreprise. Les directions et le management savent bien que pour celles et ceux qui ne sont pas confrontés à l’exigence immédiate de la satisfaction des besoins matériels, le salaire à lui seul n’est pas suffisant. Il est indispensable d’engager la personnalité et la « subjectivité » des salariés en sollicitant leurs facteurs de motivations intrinsèques, en relation avec leur travail. Dans les formations comportementales, on retrouve peu ou prou le même discours que celui du management : appel à l’autonomie, à la créativité, au goût du « challenge », ode à l’entreprise comme lieu cardinal de la réalisation de soi etc. Démystification ? Oui encore, parce qu’au-delà de ce discours enchanteur, le voile se déchire sur une réalité intangible. Tout montre, pour l’agent, que ce management réputé « humaniste », ne remet nullement en question ce qui reste essentiel : l’asymétrie des pouvoirs, les rapports de subordination conférés par le contrat de travail salarié. Aussi, rien ne change sur le fond. Dans ma thèse, je relate sous forme de verbatim recueillis comme matériaux lors de sessions de formation ou de retours d’expérience de stagiaires, comment nombre d’entre eux « en reviennent ». Certains se montrent même distants vis-à-vis de ces formations dont ils pensent globalement, qu’elles recèlent des aspects de manipulation.

 

 

 

JFB – Qu’est-ce que cela révèle du fonctionnement des entreprises ?

GR – Je ne ferai pas une généralité. Dans beaucoup d’entreprises, dans certains secteurs, prévaut encore un management vertical. Dans d’autres entreprises on assiste à l’instauration d’un néo-taylorisme. De plus, on observe différents « styles de management » au sein d’une même entreprise selon la catégorie de salariés.  On peut néanmoins avancer qu’en fonction du niveau de qualification, de la nature du travail, l’entreprise comprend très bien que gouverner en agitant le drapeau de la réalisation personnelle est autrement plus sympathique (et certainement plus habile) que gouverner au fouet. Obtenir l’acquiescement est autrement plus fructueux que la coercition disciplinaire. Cela étant, l’un n’empêche pas l’autre, le cas échéant.

JFB – Quels objectifs sont assignés à ces formations ?

GR – L’entreprise cherche à modeler des comportements en rapport avec les dispositifs organisationnels qu’elle entend établir. Par rapport à cela, peut être à nouveau convoqué le vocable « mystification ». En effet, au-delà du discours portant sur l’autonomie par exemple, il est très souvent aisé de constater qu’en réalité, il s’agit de prescriptions comportementales au regard desdits dispositifs. Au fond, c’est une façon renouvelée de normer des comportements. Partant, il est ainsi possible de formuler l’hypothèse selon laquelle il existe une interdépendance et une cohérence réelles entre les prestations pédagogiques que doit dispenser un organisme de formations comportementales et une certaine vision, une certaine manière de mettre en scène l’entreprise capitaliste du 21ème siècle et le rôle qu’elle entend voir jouer par ses salariés, en particulier les managers de proximité.

JFB – Quelles alternatives vois-tu ?

GR – Vaste question qui soulève celle-ci : est-il possible de s’inscrire dans une visée émancipatrice individuelle et collective, j’entends dans le travail et l’entreprise, en faisant l’impasse sur les institutions et les rapports sociaux qui rendent effective cette visée ? Pour mon travail de thèse, j’ai mené une enquête de terrain auprès de Scop ayant fait l’objet d’une reprise par les salariés et, parmi ces Scop, celles dont les acteurs sont mus par une surdétermination politique – car l’entreprise est un objet politique ! – Cette enquête met en relief la nécessaire refondation de l’entreprise – je renvoie ici aux travaux de Daniel Bachet entre autres chercheurs et praticiens – de sorte que l’on puisse sortir du rapport de subordination dans le travail et l’entreprise. Je n’aurai pas la prétention, dans cet entretien, de donner une solution clé en main. Je me contenterai de dire que la question est de recenser les possibilités de dépasser la structure hiérarchique classique, celle de l’entreprise capitaliste générant la servitude, dans le but d’instaurer des formes d’organisation et de répartition des pouvoirs plus égalitaires, une autre forme de socialisation, rapports sociaux déjà existants que j’ai observés dans les Scop les plus avancées. Auquel cas, comme je le développe dans mon travail, il ne s’agit plus de formations comportementales auxquelles il faut dire « adieu ! », mais de formations-accompagnement de matière à outiller les agents au moyen de techniques (de communication, de gestion de conflits, de délibération, de prise de décision etc.) et non pas former pour conformer ou tendre vers cette prétention très discutable de vouloir normer des comportements voire des personnalités.

 

 

JFB – Tu abordes la question de l’évaluation. Qu’est-ce que tu préconises ?

GR – Tout d’abord, il ne faut pas oublier que si le travail a, sans conteste, un aspect personnel, il ne saurait être appréhendé en dehors de la dimension collective dans laquelle il se réalise. Or, l’évaluation individuelle promue par la Gestion des Ressources Humaines, a été l’un des facteurs d’affaissement des solidarités. L’évaluation, procédure mise en place avec l’individualisation des objectifs, a déjà fait l’objet de sévères critiques que l’on retrouve par exemple dans ce qu’expriment les cadres dans le « Baromètre UGICT-CGT » réalisé par l’Institut Viavoice, chaque année. Les dégâts engendrés par cette procédure (mise en concurrence des salariés entre eux, déloyauté, individualisme destructeur) ont aussi fait l’objet de critique par des cliniciens du travail comme Christophe Dejours, pour ne citer que lui.

Mon propos n’est pas de récuser de façon rédhibitoire l’évaluation. En revanche, je réprouve totalement les dérives qui en découlent dans le cadre de l’entreprise capitaliste. Je déplore, pour le moins, l’instrumentalisation que l’on en fait, qui plus est, lorsque le discours dominant pare cette procédure d’objectivité. Aussi le mot et la chose comportent-ils un biais. En outre, encore faut-il savoir ce que l’on entend par évaluation et ce que l’on évalue. Il est quand même singulier de prétendre évaluer le travail – difficilement évaluable en soi – alors que d’une part, ce sont des résultats qui font l’objet d’une scrutation et que, d’autre part, bien souvent on évalue ces résultats à l’aune de conditions de travail qui vont en se dégradant. Quelque chose là, n’est pas cohérent, à mon sens.

C’est de mes enquêtes en Scop que je tire, brièvement, ce qui suit. Dans le cadre d’un changement institutionnel de la structure productive permettant la possibilité de repenser le travail, le sens qu’on peut lui porter, l’évaluation doit aussi être repensée, tout autant que le rôle de l’évaluateur.  Je dis bien rôle et non pas comportement. Je doute fort qu’une « autre évaluation » puisse advenir dans le cadre de l’entreprise capitaliste (sauf exceptions…). Cela étant posé, tout être humain, quoi qu’il entreprenne, a besoin d’obtenir un retour sur ce qu’il produit, en termes d’utilité, de bien, de beau et donc de sens, au regard de son investissement dans ce qu’il produit. On ne travaille jamais seul. Le travail ne saurait être appréhendé que d’un seul point de vue solipsiste. Le besoin d’un retour sur ce que l’on fait, passe aussi et plus souvent que d’aucuns pourraient l’affirmer, par le regard des autres. On a besoin du point de vue des autres pour pouvoir apprécier son propre travail. Ce regard est d’autant plus important dès lors que l’individu est membre d’un collectif de travail au sein duquel sont de mise la coopération, la participation, la délibération et la décision démocratique, en vue de mettre en œuvre un projet commun. A partir du moment où existent des espaces de délibération, par le débat ordonné, il y a automatiquement évaluation. Je veux dire par là, que l’espace de l’évaluation est indissociable de l’espace de délibération. L’individualisme cède le pas au collectif sans que soit niée l’identité de chacun. L’évaluation ne doit pas être détachée de la délibération. C’est la condition d’une certaine forme de « démocratie ». L’évaluation devient alors une compétence collective partagée : chacun sait ce que fait chacun dans l’entité. Rien n’interdit que chaque agent « évalue » aussi la façon dont fonctionne le collectif. Est favorisée ainsi, une dynamique itérative entre l’individuel et le collectif.

C’est au collectif de travail d’élaborer ses règles de fonctionnement mais surtout ses règles de métier, lesquelles sont appelées à être souvent redéfinies en raison de l’évolution rapide des choses. Ce sont ces règles qui peuvent caractériser, fût-ce temporairement, ce qui vaut en termes de réalisation de travail. Cela suppose de saisir au mieux la réalité du travail. Dans cette perspective, des actions d’accompagnement seraient fort opportunes.

Cependant, l’évaluation repensée ne saurait faire l’impasse sur le rôle du « chef », comme régulateur du collectif de travail. Je n’ai pas l’espace ici, de m’étendre sur ce que l’on peut mettre derrière ce mot, sur le rôle du « chef », – quelles que soient les modalités de son institution ou de sa destitution dans un cadre socio-productif alternatif – en tant que celui-ci est placé dans cette dynamique dialectique entre le collectif et l’individuel et comme garant de la vie démocratique des espaces de délibération.

Deux finalités me paraissent devoir être considérées lors de cet entretien destiné à « faire le point » (expression de beaucoup de scopeurs) et que tout « chef » ne doit pas perdre de vue. La première finalité à laquelle il doit veiller, consiste à donner des signes de reconnaissance au travailleur. Certes, la reconnaissance est déjà conférée par les collègues (le jugement par les pairs). Elle est un élément important dans la constitution de l’identité de l’individu. L’identité de l’individu ne ressortit jamais à lui seul car celui-ci n’est pas autodéterminé. Inséré dans un collectif de travail, l’individu construit son identité aussi par le regard des autres. La reconnaissance donnée par le « chef », produit un effet cumulatif symbolisé par la rétribution – au sens psychique, la reconnaissance symbolique qui est la plus importante – à hauteur de l’engagement individuel dans le collectif du travail.

La deuxième finalité que le « chef » doit garder à l’esprit, est celle du maintien ou de la montée en autonomie – par le développement des savoir-faire – de l’agent afin que celui-ci s’insère au mieux dans la synergie du collectif et que par-là, ne se créée pas de lien par trop binominal manger/managé qui est l’essence du lien hiérarchique dans l’entreprise capitaliste, à travers lequel peut surgir une dépendance liée à la soif de reconnaissance. Et si chacun sait ce que fait l’autre dans le collectif, le « chef », lui-même est « évalué » par ses pairs sociétaires

Comme le disent les scopeurs interrogés, les entretiens dit d’évaluation sont des moments privilégiés « pour faire le point ». L’individualisation des objectifs et l’entretien individuel d’évaluation des performances tels que pratiqués dans l’entreprise classique, sont largement rejetés. Je n’idéalise pas les Scop. Elles ont leurs limites quand d’autres ne sont des Scop qu’au plan formel. Tout simplement, certaines d’entre elles, les plus avancées dans d’autres rapports de socialisation, peuvent être une source d’inspiration pour repenser « l’évaluation ».

Mis en ligne le 20 mai 2021