Le risque qu’on ne veut pas voir, existe-t-il ?

Au-delà de la symbolique, faut-il voir l’incendie de Notre Dame comme un prélude à cette pandémie ? En premier lieu, même si l’enquête en cours n’est pas terminée, les interrogations sur la source de l’incendie pourraient mettre en lumière les négligences de sociétés qui intervenaient sur la restauration de la flèche, mais aussi de l’Etat qui n’aurait pas bien respecté le cahier des charges…En second lieu, le soupçon pesant sur Europe Echafaudage, entreprise présente sur les lieux le jour de l’incendie a fait des dégâts : dépressions de certains compagnons, enfants déscolarisés car ils se faisaient insulter à l’école, lettres d’insultes et menaces de mort, ateliers sous surveillance de maîtres-chiens…En troisième lieu, il a fallu l’intervention de la CGT et d’associations, un rapport de l’inspection du travail, et trois mois d’alertes successives en direction des medias et des riverains pour obtenir le confinement du site pollué au plomb suite à l’incendie.

« Jamais créature vivante n’avait été engagée si avant dans le néant »

Victor Hugo, Notre Dame de Paris.

Rappelons que le plomb auquel étaient exposés les riverains, les commerces, les travailleurs qui intervenaient sur le chantier, et les personnels de nettoyage est neurotoxique, reprotoxique, cancérogène et toxique cardio-vasculaire. Si le risque sanitaire a été fortement réduit grâce à la mise en place de dispositifs de protection comme l’indique Mgr Benoist de Sinety, vicaire général de l’archidiocèse « Les questions de plomb sont à 95 % levées », des particules sont encore insérées en profondeur dans le parvis. Un nettoyage à l’ultra-haute pression a déjà été mené, mais reste l’application d’une résine à froid transparente, qui a été retardée par le Coronavirus…En quatrième lieu, les dons : la Fondation du patrimoine avait pointé du doigt dès mai 2019 le « trop plein de dons » consacrés à la cathédrale, face aux autres catégories délaissées ou sous-financées de monuments : églises parisiennes, autres cathédrales, et surtout l’innombrable armée des petites églises, chapelles, châteaux, maisons.

Ces faits résonnent avec la fuite en avant vers les politiques de maximalisation à court terme du profit fondées sur la gestion de risques, le moins disant social, et les libertés prises avec l’éthique et les règles du métier, une répartition des richesses qui induit l’accroissement des inégalités de patrimoine et impose l’austérité dans les services publics facteurs eux de correction de ces inégalités. La recherche de boucs émissaires a toujours existé et il est toujours possible d’en désigner à la vindicte populaire. Analyser les faits et leurs causes, remonter la chaine de causalité, comprendre pourquoi et comment un écosystème conduit à en arriver à ce résultat serait pourtant fort utile pour penser le « jour d’après » en dehors de tout obscurantisme. La reconnaissance du risque professionnel, du risque sanitaire et écologique est une bataille dont l’issue est incertaine, et les résultats ne s’obtiennent pas tout seul. Pour ne citer que quelques exemples similaires de plus grande échelle : les chantiers de démolitions de navires en Asie ou ailleurs, les sites pollués laissés à l’abandon après fermeture d’usine, l’extraction minière avec des conditions de sécurité quasi inexistantes et sans respect environnemental sont légion sur toute la planète. Et la France participe, comme d’autres pays occidentaux, à ce lynchage social et écologique au nom de la « compétitivité ».

Cela pose avec force la question du mode de gouvernance de ces entreprises et la nécessité de faire prévaloir l’intérêt général devant la création de valeur pour l’actionnaire. Le travail est déterminant dans ce renversement de perspective. C’est lui qui est à même de prévenir les catastrophes si on rend effectif la protection de l’éthique professionnelle et des règles du métier. Il constitue un puissant levier pour orienter les transformations nécessaires à la fois pour sortir de la crise et construire le nouveau paradigme.

Celles et ceux qui font société sont les premiers de corvée

Nous devrions même dire « premières de corvée ». Si tous les soirs nous applaudissons le travail du personnel soignant et de toutes les personnes qui continuent à occuper leurs emplois et assurent ainsi la continuité de nos vies quotidiennes, n’oublions pas que la majorité de ces emplois sont très féminisés. Ce sont les soignantes, infirmières (87 % de femmes) et aides-soignantes (91 % de femmes), mais aussi des aides à domicile et des aides ménagères (97 % de femmes), des agentes d’entretien (73 % de femmes), des caissières et des vendeuses (76 % de femmes), ce sont aussi des enseignantes (71 % de femmes). Ces métiers sont différents. Ils exigent des niveaux de qualification et des diplômes différents, existent pour certains dans les secteurs privés et publics, mais ils sont tous marqués par cette féminisation, ce sont des « métiers de femmes », implicitement pour les femmes. Il s’agit d’éduquer, soigner, assister, nettoyer, conseiller, écouter, coordonner… bref, de faire appel à des « compétences présumées innées », si « naturelles » quand on est femme…

Comment en sommes-nous arrivés là ? Le transfert du mode de gestion de l’entreprise industrielle : flux tendu, stock zéro, moins disant social fondé sur la diminution des effectifs, négligence des questions environnementales a abouti à délocaliser notre production à l’autre bout de la planète, à perdre nos emplois et nos capacités de production en circuit cours, à perdre notre autosuffisance pour être dépendant de capacité de production étrangère. Appliqué à l’hôpital public cette optimisation gestionnaire industrielle se traduit par zéro lit inoccupé, donc suppression de lits ; stock de matériels (masques, blouses, tests, etc.) au plus bas et géré à flux tendu, donc pénurie ; baisse des effectifs, donc manque de personnel soignant ; crédit supprimé à la recherche sur le SRAS, alors qu’il appartient à la même famille des coronavirus que le COVID19. Résultat : pas de traitement ni de vaccin ; des patients et des soignants livrés à eux-mêmes ; trains et avions mobilisés pour transférer des patients d’un hôpital à un autre… Ce modèle gestionnaire du passé a représenté une concentration de risques dont la population paye les conséquences pendant que d’autres, beaucoup moins nombreux, se sont enrichis.

« Le cynique est celui qui connait le prix de chaque chose et la valeur d’aucune »

Oscar Wilde

 

Quand certains particuliers ont proposé au personnel soignant, spontanément et gratuitement, des logements à proximité de leur lieu de travail à l’hôpital ; les grandes fortunes, elles, ne se sont pas précipitées pour louer les chambres des hôtels vident à proximité des hôpitaux alors que ces personnels, mal équipés en matériel de protection, risquaient leur vie pour sauver d’autres vies, et avaient des journées éreintantes physiquement et psychologiquement. Quand des artisans ou des entreprises portent aux hôpitaux des masques de protection gracieusement, d’autres y voient un moyen pour développer leur business et profitent de la pénurie pour les proposer à des prix prohibitifs.

Il est préférable de retenir que c’est bien la solidarité spontanée et désintéressée, reposant aussi sur le bon sens, qui est la plus répandue, et de loin. Mais manifestement, ce temps de crise nous montre que tout le monde n’a pas les mêmes réflexes, ni les mêmes valeurs. A cet égard, pour éviter de retomber dans les travers des jours d’avant, « il faut simplement y voir clair et lutter sans défaut[1] ».

La pandémie montre que sans l’activité travail il n’y a pas d’avenir pour la société. Ce n’est pas le CAC 40 qui fait tourner la machine pour combattre la pandémie, ce sont les premiers de corvée. Quand les grandes fortunes défendent leurs privilèges, d’autres ne comptent pas et font société pour sauver le vivre ensemble. La politique néolibérale se heurte au choc de la réalité. Et c’est un désaveu cinglant. Les critères incontournables d’hier ne sont plus d’actualité, relégués à l’ancien monde. Nos dirigeants sont contraints de changer leur discours. Mais, comme par le passé, ils travaillent à la préparation de l’après en regardant dans le rétroviseur, nostalgiques du passé. L’exemple de la loi de finances rectificative est éclairant. Le texte jette les bases législatives du plan d’urgence de 110 milliards d’euros annoncé le 15 avril et promet 20 milliards aux grandes entreprises« stratégiques » parmi lesquelles Air France ou Renault, des secteurs polluants. Certains députés ont proposé des contreparties environnementales à ces firmes en échange de l’aide d’État, comme la réduction de leur empreinte carbone. Refusé, comme pour le social, pas de contreparties exigées. La loi refuse de mettre à contribution grandes entreprises et grosses fortunes, et rejette toute discussion sur un retour de l’ISF. Le capital respire…le travail paiera, le choc anthropologique attendra.

Le jour d’après : comment ?

Objectivement, le Covid19 se révèle plus efficace que tous les militants syndicaux et écologistes de toute la planète qui ne sont pas entendus lorsqu’ils dénoncent l’absence ou le non-respect de droits sociaux fondamentaux et le saccage de la planète. Sortir du dumping social et environnemental : délocalisation des productions, accord commerciaux internationaux de libre échange pour opposer les droits sociaux les uns aux autres, et procéder aux extractions ou à la production là où la législation environnementale est la moins protectrice avec pour unique boussole la course au profit maximal le plus rapide. Le Covid19 nous rappelle qu’on habite toutes et tous la même planète Terre, et qu’il est illusoire de croire qu’il sera toujours possible d’exploiter sans fin l’être humain et l’environnement dont il dépend. C’est précisément cette course au profit qu’Hubert Reeves dénonce[1].

« La nature nous dépasse incommensurablement. »

Hubert Reeves, Patience dans l’azur.

Le changement de modèle économique et politique est mis en évidence par la crise sanitaire qui nécessite de renforcer les moyens pour les services publics qui œuvrent à l’intérêt général. Réorientée vers la réponse aux besoins de la population, l’activité des entreprises doit également s’inscrire dans l’intérêt général, les enjeux sociaux et environnementaux. Le versement prévu des dividendes doit être réaffecté immédiatement aux mesures d’intérêt général, comme la recherche. Il faut se demander pourquoi, quelques années après la crise du SRAS en 2003, les chercheurs ont vu leurs financements se tarir, alors que le SRAS et le COVID19 appartiennent à la même famille des coronavirus.

Les atteintes portées à l’environnement confrontent les humains à la mise en contact de virus qui auparavant étaient contenus dans des espaces naturels. La crise sanitaire que nous traversons montre avec acuité que la réponse aux enjeux sociaux et environnementaux est au centre des solutions à apporter, pour construire le modèle alternatif du « jour d’après » de manière durable et en préservant les différents équilibres des écosystèmes qui nous entourent. Il n’y a pas de déterminisme technologique. Dans le guide qu’elle vient de rendre public sur l’intelligence artificielle[2], l’UGICT-CGT propose de mettre les technologies numériques au service de la transition sociale et écologique. Car le numérique avec toutes ses déclinaisons : IA, objets connectés, block chain, puce RFID, etc. permet d’obtenir la traçabilité de l’activité des entreprises sur les conditions sociales et environnementales de fabrication des services et des produits manufacturés. Nous disposons des technologies nécessaires pour établir cette cartographie de l’empreinte social-écologique sur toute la chaine de fabrication et de valeur. Cette mise en visibilité facilite l’intervention syndicale et citoyenne et constitue un puissant levier pour inscrire l’activité des entreprises dans un cercle vertueux, respectueux des pratiques sociale et écologique.

Le programme du CNR intitulé « Les jours heureux » a mis en place ceci sur les questions économiques et la gouvernance :

Extrait :

  • promouvoir les réformes indispensables sur le plan économique :
    • instaurer une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ;
    • organiser rationnellement l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général et s’affranchir de la dictature professionnelle instaurée à l’image des États fascistes ;
    • le retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques ;
    • le droit d’accès, dans le cadre de l’entreprise, aux fonctions de direction et d’administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l’économie.

Rappelons que s’en est suivie les trente glorieuses…

Autre élément déterminant qui a été moteur, la mise en place de la Sécurité sociale. Le ministre du Budget et des comptes publics, Gérald Darmanin, a annoncé récemment devant la Commission des affaires sociales du Sénat, que le déficit de la Sécurité sociale (y compris le Fonds de solidarité vieillesse qui prend en charge les cotisations sociales des chômeurs) atteindrait 41 milliards d’euros, en 2020. Ce déficit serait, certes, s’il était confirmé à la fin de l’année, le plus important qu’ait connu la Sécurité sociale depuis sa création en 1946 et certains commentateurs (de l’ancien monde) soulignent, dès aujourd’hui, son caractère « abyssal ». Il faut, néanmoins, prendre la juste mesure de la situation.

D’après les prévisions gouvernementales, ce déficit s’expliquerait, à hauteur de 8 milliards d’euros, par une hausse des dépenses d’assurance maladie liées à la crise sanitaire notamment dans les hôpitaux à l’achat d’équipements médicaux mais, pour les ¾, à une baisse des ressources de la Sécurité sociale (développement massif du chômage partiel qui conduit à une baisse considérable des cotisations sociales) ; diminution des recettes de la CSG et de la TVA qui concoure, maintenant, fortement au financement de la Sécurité sociale. Le gouvernement estime que la masse salariale sur laquelle est assis le financement de la Sécurité sociale baisserait de 7,5 %, en 2020, correspondant à une baisse de l’emploi de 2,7 % et une baisse du salaire moyen soumis à cotisations sociales de 4,9 %. Ce scénario pessimiste n’a rien d’inéluctable. Aussi spectaculaires que soient ces chiffres, il convient d’en apprécier la portée. Il faut d’abord les rapporter aux richesses créées : aussi spectaculaires qu’ils paraissent, 41 milliards d’euros représentent 1,7 % du PIB. C’est aussi la moitié des exonérations des 80 milliards d’euros de cotisations sociales dont ont bénéficié les entreprises en 2019 et moins que les dividendes versés par les entreprises du CAC 40 l’année dernière. En fait, ce déficit résulte surtout du fait que la Sécurité sociale a joué, une nouvelle fois, son rôle irremplaçable d’amortisseur social en période de crise. Même si le gouvernement a réagi avec retard, il a su dégager les ressources pour faire face à la crise sanitaire et il a évité que la crise ne se traduire par une explosion des licenciements. La comparaison avec les États-Unis où des centaines de milliers de salariés ont été jetés du jour au lendemain à la rue et font la queue devant les « soupes populaires » montre l’importance d’une Sécurité sociale solidaire comme la nôtre. Il est parfaitement possible de sortir par le haut de cette crise mais cela suppose de rompre avec les politiques qui ont été menées depuis des années, en procédant à de véritables augmentations de salaires, et non par des primes « défiscalisées et désocialisées » c’est à dire exonérées de cotisations sociales, contribuant à fragiliser le financement de la Sécurité sociale. L’autre axe de mesures consiste à redonner toute leur place aux services publics au lieu d’en faire, comme nous l’avons connu depuis 10 ans, la variable d’ajustement du retour à l’équilibre des comptes publics et sociaux, avec toutes les conséquences que chacun peut observer dans la crise actuelle. C’est en travaillant à ces alternatives que nous empêcherons la récession majeure que nous prédit le gouvernement.

 

Quelle gouvernance du monde ?

Au niveau international, force est de constater que certaines institutions (FMI, OMC, etc.) disposent de pouvoir étendus par rapport à d’autres (OIT, UNESCO, etc.). Ainsi le FMI peut, par exemple, conditionner une aide financière ou un prêt à sa vision politique exerçant ainsi une pression sur le gouvernement en place dans le pays concerné. L’OMC dispose de moyens coercitifs à l’égard des Etats, qu’elle peut sanctionner financièrement si elle estime que les règles du commerce international fondées sur le libre-échange ne sont pas respectées.

« On ne peut plus déléguer les affaires du monde au monde des affaires »

Bernard Thibault

C’est tout à fait différent pour l’OIT qui ne dispose pas de tels moyens d’intervention sur les Etats et les gouvernements. Les ratifications de conventions de l’OIT par les Etats sont bien entendus souhaitables, mais ce qui l’est le plus c’est qu’elles soient respectées ! A part l’utilisation de la pression médiatique, rien n’est prévu pour remettre les Etats et gouvernements dans le bon sens.

L’Organisation internationale du travail (OIT) lors de sa création, en 1919, au lendemain de la première guerre mondiale, comme un des principes fondamentaux pour assurer la paix : « Une paix durable et universelle ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale. »

L’action sociale de l’OIT est fondée sur 3 axes :

– la protection (code du travail, convention collective,…)

– la redistribution (protection sociale)

– la représentation (négociation sociale, syndicats,…)

Notons au passage que le capitalisme de plateforme remet en cause ces 3 protections en organisant en plus le transfert du risque économique sur les travailleurs des plateformes numériques. Ce sont ces travailleurs qui subissent de plein fouet les conséquences sociales de la crise actuelle.

Pour construire le monde d’après il est nécessaire de rééquilibrer les pouvoirs entre les institutions internationales en donnant la primauté à l’action de l’OIT.

Dans le prolongement, il s’agit de développer le pouvoir d’agir du monde du travail. La moitié de la population mondiale vit dans des pays qui ne disposent pas de droits, pourtant qualifiés de fondamentaux. La lutte pour les droits syndicaux dans le monde, la liberté d’association des travailleurs en syndicats et le droit à la négociation collective doivent être à l’ordre du jour. Le « travaille et tais-toi » doit cesser. Le monde du travail et leurs syndicats ont un rôle essentiel à jouer pour construire un jour d’après « social et écologique ».

Partisans du dialogue social n’oublions pas que d’une manière générale, en France ou ailleurs, ce qui discrédite le dialogue social (et les syndicats) c’est son incapacité à apporter des réponses aux attentes des travailleurs (qu’ils soient salariés ou pas).

 Jean Luc Molins Secrétaire national de l’UGICT-CGT

Article paru dans Mag RH Juin 2020

www.reconquete-rh.org/MagRH10.pdf

[1] Hubert Reeves, émission Hashtag du 24 avril 2020, sur France Culture.

[2] http://www.ugict.cgt.fr/publications/guides/guide-ia

[1] Paul Eluard, Le château des pauvres. « Pour être heureux il faut simplement y voir clair et lutter sans défaut. »

 

Mis en ligne le 13 juin 2020