L’économie sociale et solidaire naît au début du XIXe siècle. Entre la fin du XIXe et le début du XXe apparaissent des constructions alternatives, rassemblées sous l’appellation d’économie sociale. Elles représentent des 3e voies entre libéralisme et collectivisme : le mutualisme de Proudhon, et le solidarisme de Léon Bourgeois[1] ou encore le coopératisme de Gide[2]. A l’époque, ces courants de pensée très reconnus sont vraiment porteurs d’une alternative au libéralisme.

Depuis les années 1970, un nouveau mouvement est apparu. Il se cristallise autour de l’économie sociale et solidaire depuis le début des années 2000. Après la crise des subprimes, des années 2007-2008, la recherche de  l’alternative est redevenue d’actualité.

 

La foire aux alternatives

Aujourd’hui, on peut parler d’une foire aux alternatives : économie collaborative, économie circulaire, l’économie positive de Jacques Attali…Toutes celles que je viens de nommer ne sont pas des alternatives au sens où je l’entends.

Il faut partir de la loi sur l’ESS de 2014 et de la définition qu’elle en donne en termes de modes d’entreprendre dans tous les secteurs d’activités. Trois caractéristiques la définissent : un autre but que le seul profit ; une gouvernance démocratique participative ; une lucrativité limitée. Cette trinité pose une question sur l’alternative. Marx l’a traitée, mais elle reste actuelle : en quoi l’entreprise peut porter une alternative politique et sociétale ?

Marx observe, à son époque, le développement des coopératives en Angleterre, en Allemagne, en France. A l’occasion de la première réunion de l’Association des Travailleurs à Genève, en  1865, il donne sa position sur le lien entre coopérative et révolution. Il mentionne qu’à l’occasion de  la constitution d’une coopérative de production, il se crée une émancipation des travailleurs par rapport au capital et à l’exploitation du travail. Mais cette émancipation, pour lui, ne porte pas la transformation globale de la société bourgeoise. Notamment parce qu’elle ne touche pas la plus grande partie des monopoles en place à l’époque. Aujourd’hui, on dirait multinationales. Ce n’est pas parce que des coopératives se créent que le système et les logiques de domination changent. Pour Marx, seule la classe ouvrière est le sujet politique de la révolution. Il voit d’un œil critique les coopératives qui détourneraient la classe ouvrière de son projet révolutionnaire. En revanche, lorsque la coopérative s’inscrit dans le projet politique révolutionnaire elle y participe. Dans son ouvrage sur « La guerre civile en France », il démontre que pour la Commune de Paris, les coopératives s’inscrivent bien dans ce projet révolutionnaire.

Comment penser l’ESS en tant que mode de développement portant une alternative au capitalisme financiarisé depuis 30 ans ?

L’entreprise, en tant que telle, ne porte pas un projet politique de transformation du système économique. C’est en s’inscrivant dans un projet de cette sorte que l’entreprise pourra y participer. J’étais donc satisfait de la loi sur l’ESS, mais critique sur une définition qui limitait l’ESS à un mode d’entreprendre. L’amendement du 9 mai (EELV) ajoutait : l’ESS est un « mode d’entreprendre et de développement économique ». On se situe là au niveau politique. Cet amendement est vraiment salutaire, mais il a laissé l’article 1 qui définit par ses 3 alinéas ce mode d’entreprendre, inchangé et on ne sait toujours pas quel est ce mode de développement économique. L’ouvrage « La révolution de l’économie » (2014) pose le point de départ : comment penser l’ESS en tant que mode de développement portant une alternative au capitalisme financiarisé depuis 30 ans ?

L’économie sociale et les communs

L’hypothèse suggérée est celle de l’économie en commun comme modèle de développement alternatif. Elle s’inscrit dans le mouvement des communs qui est à la fois un mouvement d’acteurs et de pensée. Du côté de ce mouvement, il y a les communs traditionnels actuels qui concernent les ressources naturelles. L’économie s’y est intéressée, c’est le cas d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie[3], la seule femme à avoir obtenu ce titre.

Les communs ont connu un renouveau, notamment avec la question sur le devenir des ressources naturelles et l’écologie, mais aussi avec le numérique et toute la philosophie du « libre » dont Wikipedia est l’emblème avec l’ambition de la construction de la connaissance comme un commun. C’est l’organisation des ressources par une communauté pour la rendre accessible aux « commoners » en assurant sa permanence.

Au sein de la chaire d’ESS, l’idée des communs sociaux a été développée. Ils englobent toutes les ressources auxquelles sont associés les droits fondamentaux universels pour lesquels des communautés vont s’organiser afin de rendre concrètement ces ressources accessibles sur un territoire. Les territoires « zéro chômeur » sont une forme de ce type là, avec comme ressource l’emploi auquel est attaché un droit constitutionnel, car dans la constitution chacun a droit à un emploi.

Mais le logement, la culture, la mobilité, la santé sont autant de droits fondamentaux qu’en Italie on appelle les biens communs car ils n’apparaissent pas dans la Constitution en dépit des tentatives de la commission Rodotà[4].

Les biens avec les communs sociaux rassemblent l’ensemble des ressources fondamentales : énergie, alimentation… on rejoint ainsi la définition de l’ESS dans la mesure où ils concernent tous les secteurs d’activité. Rien n’échappe aux communs qui ne soit fondamental pour assurer le bien vivre. Dans les communs sociaux existe l’idée d’un universalisme avec des droits qui se rapprochent des droits humains fondamentaux portés par l’ONU, mais ce sont des groupes (communautés) qui s’organisent sur les territoires pour concrétiser et rendre accessibles ces biens, notamment à ceux qui n’en bénéficient pas.

Alors, quelle est la place de l’entreprise dans ce chemin qui mène aux communs sociaux, comme les Amap par exemple, ou les communautés d’énergie renouvelable. Comment passer de ces ilots à la société du commun ?

La loi Pacte et la codétermination

La loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) peut-elle ouvrir ce champ nouveau ? J’ai participé personnellement à « Bernardins 3 » dont les travaux ont été assez inspirants pour le rapport Notat/Senard. Il y avait deux groupes, un sur l’entreprise à mission auquel je ne participais pas, l’autre sur la codétermination avec Olivier Favreau auquel je participais.

Dans ce rapport, il est indiqué que l’ESS a longtemps été une 3e voie.  Il est écrit que l’entreprise responsable, revisitée par sa raison d’être, est la nouvelle 3e voie entre le capitalisme classique et l’ESS.

Dans ce débat, j’ai soutenu, que la codétermination est la forme normale de l’entreprise entre deux cas polaires : la firme actionnariale et la coopérative de production. Dans la firme actionnariale, seuls les actionnaires décident, dans la coopérative seuls des salariés décident (mais on peut être salarié sans être sociétaire). Par rapport à cette hypothèse qui met en symétrie la firme actionnariale et la coopérative, j’ai développé l’hypothèse qu’il y avait une continuité entre la coopérative, la firme autogérée et la  firme codéterminée dont les fondements théoriques construisent la discontinuité avec la firme actionnariale. Si on prend la firme codéterminée, il n’y a pas de 3e voie car la firme codéterminée, comme la coopérative, construisent une alternative à la firme actionnariale. L’une et l’autre participent d’une rationalité collective. Cette rationalité s’affirme dans la finalité qui est la valeur ajoutée et non pas le profit. La valeur ajoutée c’est le chiffre d’affaires moins le coût du capital, sans prise en compte de la masse salariale. Dès que vous maximisez le profit, vous minimisez la masse salariale. La valeur ajoutée est une valeur commune aux coopérateurs dans une coopérative et aux apporteurs de capitaux et aux travailleurs dans une firme salariale. Il n’y pas de rationalité individuelle qui est celle du maximum de profits et chaque actionnaire voit son dividende se substituer à une rationalité collective basée sur une conscience commune. Une firme codéterminée, sans conscience commune, penche du côté de la firme actionnariale et sort de la ligne que je trace entre rationalité collective et rationalité individuelle.

Pour créer une firme codéterminée, il faut que se créent les conditions d’une conscience commune du juste et de la juste répartition de la valeur ajoutée.

Dans ce débat l’ESS est trop défensive. Il faut contraindre les évolutions à tomber du côté de la rationalité collective et du côté des collectifs. La coopérative et la firme codéterminée ne sont pas tout à fait les mêmes collectifs.

D’un point de vue théorique, on peut l’analyser de manière différente, mais on peut aussi se saisir d’une théorie des jeux, très peu connue puisqu’elle n’est pas dans le « main stream ». C’est la théorie de John Nash[5] qui montre que, selon le cadre, les rationalités peuvent être différentes. Le profit est un cadre individualiste et la firme qui maximise le profit est forcément individualiste. Si vous choisissez la valeur ajoutée dans le cadre commun, vous êtes dans une logique collective. Cette théorie permet d’apporter des fondements théoriques. Il faut poser la question en termes de changements de cadre. Notamment ceux de la comptabilité de l’entreprise.

Comment une évolution des cadres de l’entreprise, des institutions permettrait d’initier des rationalités collectives ?

Créer une loi sur le droit d’usage

Deuxième exemple. Nous avons élaboré dans un petit groupe de travail avec Denis Durand et Sylvie Mayer un pré-projet de loi d’expérimentation.

L’idée est de créer un nouveau droit : le droit d’usage des établissements donc les communs. Nous avons pensé l’expérimenter dans les entreprises abandonnées ou menacées. On se fonde sur des expériences, des réalités, qui ont quelque part créé une forme de droit en actes : les Fralib ou les Jeannettes. Cette expérience passe par l’occupation, par l’illégalité. Pour créer un nouveau droit, je pense que la question de la violence et de l’illégalité se pose. Bien que l’ESS par tradition n’aime pas la violence, ces occupations avaient pour objectif d’empêcher le démontage des machines, donc de conserver un droit d’usage des machines et des établissements.

Dans ces cas, les communautés de communes ou d’agglomérations doivent pouvoir créer une commission de territoire, à partir du moment où un collectif de salariés ou d’autres référents désirent bénéficier d’une sorte de droit de préemption sur les bâtiments et les machines pour en faire une entreprise de territoire. Ce collectif en dispose alors pour 3 ou 5 ans en étant financé par un fonds territorial avec notamment la Caisse des dépôts, les banques de France, territoriales, les banques coopératives. Le processus suspend la liquidation, les PSE etc. L’expérimentation est suspensive.

Si ce droit d’usage est reconnu aux collectifs de territoire qui se disent les sujets de ce droit d’usage, la propriété se transforme en droit d’usage. La logique de l’investissement est tout à fait différente. Nous ne sommes pas dans la mobilité des capitaux. Bretton Woods[6] a permis de sortir de la mobilité des capitaux dès 1945. C’est une manière de ressortir de la mobilité des capitaux.

Une firme codéterminée, sans conscience commune, penche du côté de la firme actionnariale et sort de la ligne entre rationalité collective et rationalité individuelle

De nombreuses expériences se construisent sous la forme des communs. La véritable opportunité des communs est de porter une nouvelle société qui rende dominante la logique du commun. Quand vous imposez un droit d’usage, vous faites des communs un droit dominant.

C’est ce qu’on a appelé le translocalisme des communs. Ces expériences ne se consolident que parce qu’elles sont en lien avec des échelles plus larges. C’est une imbrication. Il existe deux grands vecteurs de ce translocalisme : la question écologique et le numérique avec les plateformes qui permettent d’interconnecter les expériences locales avec des échelles beaucoup plus larges.

Exemple : la remise en place des permis exclusifs de recherche minière (PERM), en forêt de Koad An Noz (Côtes d’Armor) au profit d’une société australienne. Un collectif s’est tout de suite constitué : Douardidoull (la terre sans trous). Il est en imbrication avec tous les collectifs qui subissent l’intrusion de multinationales. Une plateforme relie toutes ces luttes notamment en ce qui concerne le droit. C’est un cas de translocalisme. C’est un combat à l’échelle mondiale avec des liens entre tous ceux qui ont ces problématiques communes.

Le territoire (investi en tant que tel) est le sujet collectif de la lutte et de l’alternative.

 

[1] Léon Bourgeois : homme politique radical de l’IIIe République, premier président de la Société des Nations, il fut aussi le théoricien du solidarisme, s’inspirant des travaux de Pasteur pour penser la prophylaxie sociale.

[2] Charles Gide, né à Uzès (Gard) le 29 juin 1847 et mort à Paris 16e le 12 mars 1932, est un économiste et enseignant français. Il est le dirigeant historique du mouvement coopératif français, le théoricien de l’économie sociale, le président du mouvement du christianisme social, fondateur de l’École de Nîmes et membre de la Ligue des droits de l’homme ainsi que de la Ligue pour le relèvement de la moralité publique. Il est l’oncle de l’écrivain André Gide.

 

[3] Elinor Ostrom, Nobel 2009 d’économie, théoricienne des « biens communs »

[4] En Italie, le renouveau de l’intérêt pour les biens communs s’étend au champ politique lorsqu’une commission créée par le gouvernement de M. Romano Prodi dévoile ses conclusions en 2008. Présidée par le juriste Stefano Rodotà, elle propose de les définir comme des « choses dont dépendent l’exercice des droits fondamentaux et le libre développement de la personne ».

[5] John Nash (1928-1994). Ses travaux sur la théorie des jeux lui ont valu le prix Nobel d’Economie en 1994. Il est l’auteur d’une série d’articles qui portent sur les équilibres non-coopératifs, plus tard rebaptisés « équilibres de Nash »

[6] Accords de Bretton Woods. Accords conclus à la suite d’une conférence monétaire, tenue à Bretton Woods (New Hampshire, États-Unis) en juillet 1944, entre 44 pays, et qui instaurèrent un système monétaire basé sur la libre convertibilité des monnaies et la fixité des taux de change.

Mis en ligne le 25 octobre 2018