Les conduites addictives liées au travail ont été amplifiées durant la crise sanitaire ouvrant un champ revendicatif particulier et demandant des réponses sur plusieurs plans impliquant l’individuel et le collectif, les moyens renforcés mis par les employeurs en matière de santé, l’organisation du travail et le mode de management du profit à court terme. Deux professionnelles de la prévention des conduites addictives en milieu professionnel ont accepté de fournir leur réflexion l’Institut LEA.

« S’appuyer sur le contrôle de comportements désignés de fautifs ou d’irresponsables du salarié pour justifier de la responsabilité de santé et de sécurité ne protège pas de l’obligation de prévention et de la responsabilité propre de l’entreprise sur l’organisation du travail. En matière de sécurité et prévention, le droit impose la prévention, notamment primaire, et autorise le contrôle (et non l’inverse). L’obligation c’est la prévention. La politique de contrôle ne vaut pas prévention. »

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Enjeux des addictions des professionnels : vers une réponse trans-champs disciplinaires

Juillet 2021

Auteures :

  • Barbara Rampillon (Consultante ergonome Additra, Tabacologue spécialisée en thérapie comportementale et cognitive, formatrice santé et santé travail)
  • Gladys Lutz (Dr en psychosociologie du travail  ; Formatrice&consultante Additra ; Chef du service Prévention, Addiction-Méditerranée, Marseille).

 

 

La prévention des conduites addictives en milieu professionnel est une volonté affirmée par les pouvoirs publics et les entreprises depuis le début des années 2000. En 2011 elle est devenue une mission explicite des équipes pluridisciplinaires de santé au travail[1]. Aujourd’hui, ce sont les effets et la nature des approches utilisées – peu efficientes ou parfois contre-productives – qui devraient mobiliser les acteurs impliqués. Faute d’analyse des consommations de psychotropes des travailleurs par eux-mêmes, et d’une adaptation continue des actions de prévention, les questions complexes que toute intervention soulève – respect effectif des articles L. 41211 à 4 du code du travail notamment, écarts entre le travail prescrit et le travail réel, adaptation aux exigences de la gestion, stratégies masquées de santé et de sécurité des professionnels – sont le plus souvent ignorées. L’ignorance de ces enjeux ne serait pas problématique si elle n’était à la source d’un volume important et coûteux – pour les entreprises et les professionnels – d’interventions, notamment de formation et de dépistage, ne répondant que très partiellement aux objectifs généraux qu’elles affichent : promotion de la santé, santé au travail, évaluation et prévention des risques professionnels, mise en conformité règlementaire. Et pendant ce temps, les actifs continuent à consommer pour tenir la performance attendue, se stimuler, se relâcher ou calmer leurs douleurs liés aux TMS et TPS, largement invisibilisés notamment chez les femmes. Cette inadéquation n’est pas une fatalité, elle est le fruit d’une alliance historique entre des représentations professionnelles éronnées – par omission des fonctions ressource des addictions – et d’une perspective médico-gestionnaire individualisante. La réponse est à construire et à expérimenter in situ, avec les équipes, du coté de l’évaluation des activités de travail et des usages de psychotropes. Cette évaluation, pierre angulaire juridique de la prévention (L. 41214) s’élabore conjointement dans la construction collective progressive du sens de l’action, l’observation et l’expérimentation directe itérative, le dialogue durable, le travail réel, la complexité des systèmes de travail, l’ambivalence des usages de psychotropes et l’obligation de moyens renforcés en santé et sécurité des employeurs. Une de ses composantes manque et la réponse ne pourra être ni globale, ni adaptée et surtout pas juridiquement. L’analyse et la réponse proposées ici partent de tous ces enjeux pour mieux y revenir. Elle est tout à la fois issue et porteuse d’une perspective théorique et pratique trans-champs disciplinaires partagée entre l’addictologie – la clinique du travail – la sécurité et santé au travail – la formation – la ludopédagogie – le droit.

 

Les structures en addictologie font partie des ressources auxquelles les entreprises et la médecine du travail font régulièrement appel pour accompagner leur démarche de prévention. Leurs demandes sont généralement orientées vers des interventions visant à sensibiliser les salariés sur les risques générés par les consommations et sur leurs responsabilités individuelles. La commande, parfois implicite, parfois explicitée, vise généralement une mise en conformité juridique opposable (mise en place de tests de dépistage dans l’équipe et formation associée en guise de politique de prévention par exemple). Les équipes de soin et de prévention en addictologie sont rarement outillées théoriquement et pratiquement pour ne pas tomber dans les fausses-évidences pointées par cette première demande : aidez-nous à nous protéger des risques liés aux substances psychoactives, en rappelant la loi, les connaissances sur leur dangerosité, les procédures de gestion, en nous aidant à orienter les malades et à punir les déviants. Quel que soit le milieu professionnel, le niveau d’urgence et de gravité potentiel décrit, les principes de la clinique autant que la prévention nous invitent à ouvrir systématiquement la demande du côté de la place, des fonctions et des régulations des usages et des consommateurs dans le système de travail. Cette ouverture se fait rarement. Paradoxalement ces mêmes professionnels, dans les consultations individuelles ou familiales, passent leurs journées, rencontre après rencontre, à décaler la demande des usagers et de leur entourage. En milieu de travail nous observons peu d’évaluation, peu de temps de construction d’une analyse fine des usages et du travail et de leurs régulations, au regard du temps passé à donner des informations, des consignes, des normes de santé, des règles à suivre, à faire preuve d’expertise normative plutôt que de clinique addictologique. Cette démarche pourrait se comprendre si elle atteignait ses buts et notamment celui, majeur dans les demandes, de mise en conformité juridique. C’est peu le cas.

S’appuyer sur le contrôle de comportements ainsi désignés de fautifs ou d’irresponsables du salarié pour justifier de la responsabilité de santé et de sécurité ne protège pas de l’obligation de prévention et de la responsabilité propre de l’entreprise sur l’organisation du travail. En matière de sécurité et prévention, le droit impose la prévention, notamment primaire, et autorise le contrôle (et non l’inverse). L’obligation c’est la prévention. La politique de contrôle ne vaut pas prévention. Être dans le camp de la prévention c’est créer des espaces de coopération sécuriser pour délibérer et produire un compromis sur les transformations que l’on veut conduire sur les usages de psychotropes et le travail. Sans cette liberté partagée de parole, les intervenants créent eux-mêmes le tabou qui consiste à ne pas interroger directement ces usages. L’enjeu de la démarche addictologique, et notamment de la RDR, est de déconfidentialiser les consommations, leurs fonctions, leurs régulations et leur sécurisation. Questionner l’organisation du travail, la sécurité et les risques professionnels sous le prisme des activités, des usages et des risques. La prévention primaire doit intégrer l’axe organisationnel en intégrant le principe de corrélation vs causalité. Dans le premier cas, la consommation est facteur d’accidents, dans l’autre il est présent dans les situations de travail accidentogènes, peut-être pour tenter de les éviter, pour calmer la peur, la fatigue, la douleur qu’elles suscitent aux travailleurs. La question des usages de psychotropes nécessite  une vraie prise en compte des risques pour l’employeur mais également de ces autres dimensions, souvent plus individuelles (recherche de soulagement ou d’effets dopants ou anxiolytiques) qui doivent aussi se lire en analysant le système dans lequel elles ont lieu ou sont recherchées (conditions de travail, lien social, perte de sens, anxiété collective). Certaines croyances viennent entretenir le clivage, voire une forme d’opposition, entre démarche individuelle et collective : l’accompagnement individuel ne pourrait mobiliser qu’une approche individuelle. Inversement, l’approche collective ne pourrait se faire qu’en groupe. Si elles travaillent les comportements individuels, par exemple, les thérapies cognitivo comportementales peuvent aider les actifs suivis à resocialiser le sens de leurs comportements addictifs, à en comprendre les dynamiques organisationnelles et institutionnelles sous-jacentes, et à repérer et solliciter leur collectif de travail et les IRP pour travailler sur ces dynamiques. Ainsi si certains fonctionnements familiaux peuvent contribuer à causer, entretenir ou aggraver certaines conduites addictives. Certaines organisations du travail peuvent aussi contribuer à causer, entretenir ou aggraver certaines conduites addictives. A défaut d’évolution conjointe, équiper l’individu de ressources suffisantes est le seul moyen pour l’aider à retourner dans le collectif, sans consommer, mais cela reste fragile et non optimal. Dans cette logique les consommateurs vont gérer leur consommation/régulation individuelle en dehors du système et lorsqu’ils reviennent dans le système qui lui n’a pas évolué, ils reprennent leurs régulations en mode hyper adaptabilité et consomment. Si les deux évoluent en parallèle on peut entrevoir une solution globale. Sinon le système repart en cercle vicieux et la personne reconsomme. Le milieu professionnel est une composante de la vie de chacun, et le prendre en compte nécessite d’« écouter le travail », de lui donner une place dans la conversation avec les personnes, de comprendre le rôle que joue l’emploi, l’entreprise, le sens du travail et son cadre dans la vie de la personne qui consomme.

 

L’obligation de prévention des risques professionnels, qui vise à permettre aux individus de sortir de comportements jugés problématiques et à risque, pour eux mêmes et pour les autres, impose de s’interroger préalablement collectivement sur ces comportements et sur leurs éventuels sens professionnels, sur la gestion du travail, qui pourraient faire de ces comportements des ressources pour l’individu, le collectif et les défis de l’entreprise (productivité, rentabilité, attractivité, etc.).

L’addiction en milieu du travail nécessite d’articuler analyse organisationnelle, systémique et expérientielle :

  • Construire de nouveaux postulats
  • il est possible de partir d’une approche individualisée pour construire une approche collective
  • l’approche systémique n’appartient pas exclusivement au collectif
  • l’approche comportementale comme approche collective
  • Inclure l’approche systémique dans l’approche comportementale, en complémentarité et pas en opposition.

Dès qu’on ouvre « la porte » sur la question du travail les personnes répondent volontiers réfléchissent et cheminent sur ce qui se passe au travail pour eux et comment cela peut les amener à consommer pour faire face.

Pour aller plus loin : https://www.federationaddiction.fr/parution-du-guide-reperes-sante-et-travail-intervenir-sur-les-usages-de-psychotropes-et-les-addictions-des-professionnels/

[1] Article L4622-2 du code du travail

 

Mis en ligne le 4 juillet 2021